FATOU SOW SARR, DIRECTRICE DU LABORATOIRE GENRE ET RECHERCHE SCIENTIFIQUE IFAN/UCAD
«Ce qui s’est passé à l’Ucad est un signe révélateur de l’état de bouillonnement de la société actuelle»
La société sénégalaise est en crise profonde. Qui d’autre qu’un sociologue pourra diagnostiquer les problèmes qui gangrènent notre pays ? C’est à ce titre que nous sommes allés à la rencontre de Fatou Sow Sarr, sociologue, directrice du laboratoire genre et recherche scientifique Ifan/Ucad. Dans cet entretien, Pr Fatou Sow Sarr est revenue largement sur les problèmes sociaux et politiques de notre pays, mais aussi et surtout sur les problèmes réels de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et la façon dont nous gouvernent nos gouvernants.
Quelle lecture faites-vous de l’actualité récente avec le déplacement du Président Macky Sall à l’Ucad ?
C’est regrettable ce qui s’est passé, parce que c’est la dernière des choses qui devait arriver. Dans un espace comme celui-là il ne doit pas y avoir de sens interdit pour quelque citoyen que ce soit. L’université est un espace de réflexion, de débats d’idées, les étudiants auraient pu exprimer autrement leurs ressentis. Mais je crois que c’est un élément révélateur des profonds malaises qui règnent dans cette université. Malaises qui ne datent pas d’aujourd’hui. Il s’agit de tout un processus et sur lequel beaucoup de personnes avaient déjà alerté, lié à l’engorgement de l’Ucad, aux conditions sociales dans lesquelles les étudiants vivent et à des difficultés de toutes sortes.
Au lendemain de ce problème, je suis allée rencontrer des étudiants sur le campus et ils ont donné leurs arguments. Mais, tous dans la grande majorité, ont regretté ce qui s’est passé. C’était une erreur et je pense qu’il n’y a pas d’échec dans la vie, il n’y a que des leçons apprises.
Ce qui est important, c’est qu’on puisse en avoir une lecture sereine pour ensuite prendre les décisions idoines. Je pense que le président de la République peut considérer cela comme un incident de parcours. Il aurait pu parler à ces étudiants. Parce que je dis que ce sont nos enfants, nos neveux, il faut les prendre comme tels et j’espère qu’il trouvera un moment pour s’asseoir avec eux et essayer de les comprendre. Parce qu’il est aussi de sa responsabilité de participer à l’éducation des jeunes. Il ne doit pas simplement voir des étudiants manipulés par ses adversaires, mais des jeunes qui sont aussi une partie de lui-même, c’est-à-dire comme ses propres enfants.
Que pensez-vous des réactions de certains organismes comme «Macky 2012» qui parle de tentative d’assassinat ?
Je crois que c’est exagéré d’utiliser un tel concept. Comme sociologue, nous savons que dans notre société, la période de l’hivernage, c’est la période de toutes les tensions, c’est le moment où il y a ce qu’on appelle le «bala». On faisait des prières pour plus d’accalmies, de tranquillité. Parce que l’hivernage, c’est le moment des inondations, des intempéries, le moment où les criquets viennent, le moment des maladies des enfants arrivent… Donc, c’est une période de tension dans le cycle de vie de nos sociétés. Les anciens l’avaient tellement compris qu’ils invoquaient les esprits, ils invoquaient Dieu pour un apaisement. Donc, ce pays a besoin d’apaisement. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec ceux-là qui essayent d’envenimer la situation par des mots. Parce que ce sont les mots qui, finalement, incitent les gens et les excitent à poser des actes qui peuvent être regrettables. Donc, il faut prendre cette question-là à sa juste valeur, la prendre comme un dérapage et faire en sorte que ce dérapage ne se reproduise pas. Et je pense que le chef de l’Etat peut choisir d’amener la paix et l’accalmie. Comme je dis, une fois de plus, c’est de les considérer comme ses propres enfants.
Comment trouvez-vous l’ambiance qui règne actuellement à l’Université Cheikh Anta Diop ?
Le lendemain des événements, quand je suis partie à l’Université, je disais à certains étudiants que ce pays, par votre faute, s’est réveillé dans une profonde douleur. Ils ont reconnu que c’était une chose qui ne devrait pas se passer. C’était un acte de trop. Il faut peut-être aller de l’avant et essayer de le comprendre comme cela et agir sur la conscience des jeunes pour les amener à savoir raison garder. Donc, il faut les amener au repentir plutôt que d’envenimer la situation en parlant d’assassinat ou d’emprisonnement.
Ces étudiants ont mal agi, mais est-ce qu’on a cherché vraiment à savoir ce qui les a poussés à agir de la sorte ?
Quand je suis allée discuter avec certains d’entre- eux, ils m’ont donné beaucoup de raisons telles que l’accumulation de toutes sortes de frustrations sur des années liée à l’engorgement de l’Université, à l’approche Lmd (Ndlr : Licence-Master-Doctorat) qu’ils ont très mal compris. Ils se disent qu’ils ne voient pas la relation entre l’augmentation des frais d’inscriptions et les retombées sur leur situation quotidienne. Certains disaient que leur bourse n’était pas encore payé, même si de l’autre côté le ministre a informé qu’il a payé toutes les bourses. Donc, il a manqué cet espace de dialogue avec les étudiants. Ce n’est pas normal dans cette université qu’il n’y ait aucun espace de dialogue.
Nous l’avons tenté entre 2012 et 2013 avec l’Onu-Femmes qui nous avait demandé de faire des forums sur les après Omd (Ndlr : Objectifs du millénaire pour le développement) pour identifier les préoccupations des jeunes dans l’espace universitaire. On s’est rendu compte de la terrible souffrance des étudiants. Au départ, ils étaient très agressifs, mais à la fin ils sont devenus tout doux. Ils ont peut être juste besoin d’une écoute, d’une oreille attentive pour arriver à les apaiser. Ce sont des jeunes angoissés face à un avenir incertain.
Etes-vous de ceux qui pensent que l’université Cheikh Anta Diop n’est plus un temple du savoir, mais celui de la politique ?
Il ne faut pas qu’on exagère, parce que l’Université de Dakar fait partie des meilleures universités francophones d’Afrique, pour ne pas dire la meilleure. Nous avons la faculté de médecine qui continue à fournir les meilleurs médecins de la sous-région. Nous avons aussi des facultés qui ont d’excellents produits comme la Fastef pour l’éducation. Il est vrai qu’avec la massification, il y a beaucoup de déchets. C’est ça en fait qui est le problème et une fois exclus de ce système, ils ne savent plus où aller. Beaucoup d’étudiants qui arrivent en Licence vont se retrouver dans la nature sans aucune qualification réelle et après avoir perdu autant d’années. Donc, on ne peut pas dire que l’université ne produit plus d’éléments qualifiés. Il y en a encore. Mais, dans sa globalité, la majorité du produit de l’Université n’est pas utilisable sur le marché du travail. Et ça, c’est un problème réel.