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Corruption en Afrique : comment Addax Petroleum a fait taire des lanceurs d’alerte avant de sombrer

Rédigé par Dakarposte le Vendredi 24 Novembre 2017 à 10:17 modifié le Vendredi 24 Novembre 2017 - 10:19

Un document confidentiel révèle que les cadres de l’entreprise pétrolière qui s’alarmaient de versements de pots-de-vin en Afrique ont été neutralisés.


La direction chinoise d’Addax Petroleum a systématiquement mis à l’écart les cadres qui s’inquiétaient de ses versements de pots-de-vin en Afrique, licenciant les plus offensifs avec de généreux parachutes dorés destinés à acheter leur silence. C’est ce que révèle un document confidentiel du cabinet d’audit Deloitte, que s’est procuré Le Temps. 

Visée début 2017 à Genève par une enquête pour corruption, Addax Petroleum avait accepté de verser 31 millions de francs suisses (26,7 millions d’euros) au canton en juillet au titre de réparations. Pékin a ensuite décidé de fermer cette filiale de son entreprise d’Etat Sinopec, officiellement pour réduire les coûts à la suite de la chute des prix du pétrole. Les bureaux genevois d’Addax fermeront début décembre et les 174 employés seront licenciés. Cette fin abrupte nourrit l’amertume à l’interne sur le comportement de la direction, accusée d’avoir sabordé un fleuron de l’industrie pétrolière genevoise. 

Des versements suspects 

Aujourd’hui, il apparaît que plusieurs cadres de l’entreprise avaient alerté leurs supérieurs sur les risques de corruption et leurs conséquences potentiellement fatales pour la survie d’Addax. Mais au lieu d’être écoutés, ils ont été limogés. Le document de Deloitte qui relate les faits se lit comme un véritable manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de gouvernance et de prévention des risques de corruption dans l’industrie pétrolière. 

« Durant notre audit, plusieurs lanceurs d’alerte dans de multiples juridictions, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’Addax [y compris d’anciens employés] nous ont communiqué leurs inquiétudes » à propos de versements suspects de quelque 100 millions de dollars au Nigeria et au Gabon, écrit Deloitte dans le document daté du 18 novembre 2016. Cette lettre, adressée notamment au conseil d’administration de Sinopec International, la maison mère d’Addax, est cosignée par Thierry Aubertin, l’un des principaux responsables du bureau de Deloitte à Genève. 

Le 4 mai 2016, précise Deloitte, le directeur financier d’Addax et son numéro deux « ont écrit une lettre formelle exprimant leur inquiétude au CEO d’Addax, le pressant d’ouvrir une enquête [concernant le versement des 100 millions]. Aucune action n’a été menée, mais nous notons que le directeur financier a quitté Addax dans un bref délai et que le manager responsable des finances a été licencié. » 

Selon trois sources proches de l’entreprise, au moins cinq cadres supérieurs ont été évincés depuis 2012 après avoir exprimé leur inquiétude face aux versements suspects d’Addax en Afrique. 

Le premier, Robert Bulstra, avait servi de directeur intérimaire après le rachat d’Addax par les Chinois en 2009. En 2012, selon nos sources, il a refusé de signer un contrat suspect avec une société d’ingénierie nigériane, Kaztec Engineering. 

« Une arrogance folle » 

Cette société agissait comme sous-traitant au Nigeria mais devait surtout « consolider les relations » avec la ministre du pétrole de l’époque, Diezani Alison-Madueke, explique un initié. Selon Deloitte, les paiements à Kaztec étaient exagérés, à hauteur d’au moins 80 millions de dollars, et servaient en partie à « corrompre des fonctionnaires » nigérians afin de garantir à Addax un traitement fiscal favorable dans le pays africain. 

« Robert Bulstra a expliqué en 2012 qu’il trouvait le contrat avec Kaztec louche, et qu’il n’avait pas envie de le signer. Il a été débarqué et humilié par Yi Zhang, le directeur chinois de l’époque, qui a dû signer à sa place », explique un initié. 

Addax a refusé de répondre à nos questions touchant au document de Deloitte, à la corruption ou aux cadres licenciés. La société se borne à souligner que le licenciement de son personnel se fera dans le cadre d’un plan social, en consultation avec les autorités genevoises. 

Fin 2015, c’est au tour du directeur financier Hans van Geloven de tirer la sonnette d’alarme à propos du contrat Kaztec et d’autres versements problématiques. Il n’est pas écouté et quitte l’entreprise en juillet 2016, avec un généreux parachute doré. 

« Il y a eu une arrogance folle de la part des Chinois, explique une personne qui a suivi le dossier de près. Ils ont cru qu’ils allaient pouvoir se débarrasser du problème en payant. Avec une seule personne, ça aurait peut-être été possible. Mais il y a eu d’autres gens. » 
En avril 2016, John Baillie, un vice-président canadien d’Addax, quitte l’entreprise avec une solide compensation financière. Lui aussi était mal à l’aise avec les paiements nigérians. Et la série continue. En novembre 2016, le numéro deux de Hans van Geloven aux finances, Alan Hopper, est mis à pied. Il avait cosigné la lettre de mise en garde du 4 mai à propos des versements africains. 

Possibles faits de corruption 

Enfin, cette année, le vice-président responsable des opérations et de la production, Ruud Schrama, ancien de Shell et néerlandais comme la plupart des démissionnaires, a quitté Addax après que l’affaire de corruption est devenue publique. Il est parti « avec un bon paquet d’argent », selon l’expression de plusieurs initiés, non sans avoir auparavant manifesté son désaccord sur les paiements nigérians au sein du comité exécutif d’Addax. 
Malgré les généreuses compensations financières qui leur ont été attribuées, la plupart des cadres démissionnaires auraient négocié, au moment de leur départ, le droit de pouvoir témoigner en justice concernant de possibles faits de corruption. Et selon nos informations, plusieurs lanceurs d’alerte internes ont été entendus durant l’enquête genevoise ouverte sur Addax au début de l’année. 

Le document de Deloitte contient de nombreux détails accablants sur l’attitude de la direction d’Addax lorsqu’elle a été confrontée aux allégations de corruption. Sur 100 millions de versements suspects, 20 auraient été camouflés sous forme d’honoraires versés à quatre études d’avocats au Nigeria. Or le travail fourni par ces soi-disant « conseillers juridiques » était pathétique, non professionnel, voire inexistant. 

Interrogé par Deloitte sur les prestations de ces études, et la nature probablement corruptive des versements, la réponse du directeur chinois, Yi Zhang, a été lacunaire : « Je ne sais pas », « Qui sait ? », ou encore : « Ce que les avocats font avec leur argent n’est pas mon problème, ce qui compte c’est le résultat », aurait-il déclaré à ses cadres. 

Une montre Chopard à 75 000 dollars 

Les lanceurs d’alerte cités par le cabinet d’audit ont formulé d’autres accusations. Addax aurait acheté une montre Chopard à 75 000 dollars destinée à la ministre nigériane du pétrole, Diezani Alison-Madueke, mais l’objet n’aurait jamais été remis et aurait disparu, volé peut-être par la direction de l’entreprise. Celle-ci aurait aussi touché des rétrocessions sur certains pots-de-vin versés au Nigeria, ou sur des contrats destinés à des sous-traitants au Gabon. 

Enfin, à Genève, Addax aurait perçu une taxe occulte sur les salaires de ses employés chinois, afin d’alimenter une caisse noire utilisée par la direction. Dans son document, Deloitte ne présente pas ces diverses assertions comme vérifiées ou vraies. Mais le cabinet d’audit estime qu’elles auraient dû faire l’objet d’une enquête interne en bonne et due forme. 

Au lieu de cela, la direction d’Addax a eu « un comportement et des réponses inappropriées », notamment la résiliation du mandat de l’auditeur. Ce qui a poussé Deloitte à annoncer ses soupçons de corruption publiquement, déclenchant ensuite l’enquête pénale genevoise et la fermeture de l’entreprise. 

A la lumière de ces faits, la justice genevoise n’aurait-elle pas dû poursuivre son enquête, au lieu de se contenter du versement de 31 millions de dollars début juillet ? Yves Bertossa, le magistrat qui a instruit l’affaire, ne le pense pas : « Les paiements suspects ont eu lieu, sans explication cohérente ou plausible. Mais pour affirmer qu’ils ont fini dans les poches de fonctionnaires, il fallait obtenir la coopération du Nigeria. C’était cela l’obstacle, la difficulté de cette enquête. » 

Le Monde 

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