Jeune Afrique : Votre « traité d’éloquence » est illustré par des discours de dirigeants du monde entier, passés et présents. Qui sont ceux qui, pour vous, incarnent le mieux l’éloquence en matière de prise de parole en politique ?
Cheikh Omar Diallo : J’ai une grille d’analyse oratoire. La plus formidable incarnation de l’orateur, c’est l’improvisateur, en ce sens qu’il met sa vie oratoire en danger et part vers l’inconnu. En cela, Thomas Sankara était un orateur merveilleux, un improvisateur sublime.
Pour les autres, ce sont de merveilleux robots de la préparation, ils ont raison également. Churchill, par exemple, disait qu’un discours improvisé doit avoir été réécrit au moins trois fois.
L’humour est également une incroyable qualité oratoire. Dérider un public, c’est avoir du talent oratoire. Ça, pour moi, c’est Barack Obama : tout, chez lui, n’est qu’aisance. Il y a aussi l’humour froid et féroce de Donald Trump.
Au Sénégal, Léopold Sédar Senghor est resté dans les mémoires comme un orateur charismatique. Pourtant vous expliquez dans votre livre qu’il était bègue…
Senghor a effectivement marqué les esprits par d’éloquents discours. J’ai en tête celui du Fesman, en 1966, où il répondait à André Malraux, alors ministre de la Culture de De Gaulle. Ou encore son dernier discours, lors duquel il a lancé aux Sénégalais : « Je vous fais mes adieux. »
Peu de gens le savent mais Léopold Sédar Senghor est un exemple parfait de l’orateur qui a su dominer son trouble de l’élocution pour parvenir à l’éloquence. Il était le roi de la ponctuation et de l’articulation. Il était bègue, mais personne ne le savait tant il travaillait et maîtrisait ses silences, ses respirations.
Surtout,le « président-poète » avait un rapport très intime aux mots…
Comme le résumait le président américain Harry Truman, « tous les lecteurs ne sont pas des leaders, mais tous les leaders sont des lecteurs ». Pour Senghor, l’éloquence c’est la maîtrise du sujet : « Possède ton sujet et les mots viendront après. »
Dans le cas de l’ultime discours de Senghor, ce n’est qu’en copiant que le premier président du Sénégal indépendant est devenu original. Il reprend en effet Lat Dior [grande figure de la résistance sénégalaise face aux colons français], qui, en ses derniers jours, en 1886, avait réuni sa cour, sa famille pour leur tenir un discours qui entrera dans l’histoire du Sénégal. « Je vous ai réunis pour vous faire mes adieux, je m’en voudrais de mourir ailleurs que sur un champ de bataille. »
En invoquant Lat Dior, Senghor a invoqué notre Napoléon sénégalais : le combattant suprême qui va croiser le fer face au gouverneur de Saint-Louis – un Français – et il fait ainsi appel à l’historicité du Sénégal.
Senghor est la preuve que le bégaiement n’est pas un frein à l’éloquence quand on sait le dominer par la maîtrise du sujet et la gestion de ses silences, de ses respirations. George V, Molière, Churchill, Senghor, Clemenceau ou encore Einstein étaient bègues. Et l’universitaire sénégalais Felwine Sarr, qui est un très bon orateur, très charismatique, est bègue lui aussi.
Le charisme est une notion qui revient souvent lorsque vous évoquez l’ancien président Abdou Diouf…
Chacun des présidents sénégalais était éloquent à sa façon. Abdou Diouf, c’est la posture d’excellence, la verticalité, autrement dit le fait de remplir l’espace intensément de sa présence. Il y a également une grande musicalité dans la voix d’Abdou Diouf.
Dans la communication non verbale, c’est tout le corps qui entre en jeu. Dans la rhétorique, c’est le corps qui fait vivre le langage et Abdou Diouf, par sa posture, son maintien et son charisme, incarne cela. Il compense ses faiblesses par les nuances de sa voix, qui reflètent les nuances de sa pensée. Et dans le discours, plus la pensée est belle, plus la phrase est sonore.
Qu’en est-il d’Abdoulaye Wade, dont vous avez été le conseiller ? Dans quelle catégorie d’orateur faut-il le classer ?
Pour Abdoulaye Wade, l’éloquence est l’argument fort. « Dire, c’est faire » ; l’énoncé, c’est l’action. Il tient la parole comme mot de gouvernement, comme transport des foules. Il vit en permanence dans l’éclat et, par conséquent, dans les sorties de pistes et le hors-discours. Ce qui n’empêche qu’il travaille énormément ses discours.
Dans votre livre, vous évoquez un discours qui a nécessité une très grande préparation. Celui du 14 juillet 2011, quand Abdoulaye Wade annonce qu’il briguera un troisième mandat. Malgré la préparation, une petite phrase est restée ancrée dans les mémoires sénégalaises : le « Ma Waxoon Waxeet » (« Je l’avais dit, je me dédis »). Vous parlez alors du « facteur X », une sortie de piste verbale qui peut coûter cher…
Combien de brillants hommes politiques sont passés à côté de leur destin à cause d’une mauvaise prise de parole, d’une bévue, d’une boulette ? C’est effectivement ce qu’on appelle le facteur X. Abdoulaye Wade et son « Ma Waxoon Waxeet » en est l’exemple le plus connu dans la vie politique sénégalaise récente.
Nous étions déjà dans un contexte d’usure du pouvoir, mais c’est cette phrase qui a accéléré la défaite et l’a tué politiquement. À l’époque, j’ai eu la chance de participer à l’élaboration du discours. Un long discours, de douze pages, qui avait été travaillé dans ses moindres détails et a été livré devant un public ravi des échappées verbales du maître.
Si elles emportent souvent les foules, ces « échappées verbales » auront pourtant été fatales au président Wade…
En effet. Après le discours en français est arrivé le moment de la traduction en wolof. Si le premier avait été écrit et maintes fois repris, le second était une pure traduction improvisée par Abdoulaye Wade. Au moment où il semblait avoir toutes les cartes en main, il a employé ces trois mots-suicide : « Ma waxoon waxeet ». « Je l’ai dit, et maintenant je me dédis » : cette phrase ne figurait aucunement dans le discours en français. Elle est sortie de nulle part : ou plutôt du cerveau d’Abdoulaye Wade et de son wolof du terroir.
On ne pouvait pas prévoir l’imprévu. On ne dit pas au président Wade comment il faut s’exprimer, d’autant moins en wolof.
Cette phrase a été reprise, parodiée, raillée et est restée un boulet à notre pied, préfaçant la défaite d’Abdoulaye Wade en 2012. Macky Sall, lui aussi, a failli être emporté par le « facteur X », lorsqu’il a dit au début de son premier mandat que les marabouts étaient « des citoyens comme les autres ». Mais il a su se rattraper.
Les deux hommes ont des styles oratoires aux antipodes. Abdoulaye Wade est adepte des envolées lyriques, quand Macky Sall a un style beaucoup plus sobre. Ce dernier est-il est moins éloquent que son prédécesseur ?
Absolument pas ! Macky Sall a sa propre éloquence, plus sobre et posée. Macky Sall, c’est l’argument juste, même en restant économe des mots.
Macky Sall c’est tout le contraire d’Abdoulaye Wade. Pour lui, « faire, c’est dire ». Sa méthode, c’est d’abord de faire, puis de venir expliquer. La force de Macky Sall, c’est qu’il n’est pas dans la vitesse, il prend son temps. Pour lui le discours, c’est la clarté : « sujet, verbe, complément ». Quand pour Abdoulaye Wade, ça peut être : « sujet, verbe, compliment ».
Qui sont, dans la classe politique sénégalaise d’aujourd’hui, ceux que vous qualifieriez de grands orateurs ?
Idrissa Seck, pour moi, c’est l’orateur absolu. Il comprend tellement le poids du silence dans la prise de parole, le rythme, ce qui lui donne force et conviction même quand il semble dire des choses banales. C’est le maître du couplet « silence-respiration », à tel point que son silence semble quelquefois assourdissant. Il a tellement compris le poids des silences qu’il semble même les observer hors discours…
Ousmane Sonko, lui, est un exemple de verticalité. Comme Abdou Diouf, il est fort comme une cathédrale, il en impose et il en joue. Sa verticalité consiste à remplir son siège intensément de sa présence. Il l’incarne lors de la présentation de son livre Solutions, en 2018. Il monte alors sur scène un show médiatico-politique qui en fait le chouchou des médias. Costume cravate et manches retroussées, façon Obama, il envoie un signal fort au pouvoir et ridiculise l’opposition classique. Sa verticalité, ce jour-là, lui a donné l’étoffe d’un présidentiable. Quand il prend la parole, il prend le pouvoir !
Cheikh Omar Diallo : J’ai une grille d’analyse oratoire. La plus formidable incarnation de l’orateur, c’est l’improvisateur, en ce sens qu’il met sa vie oratoire en danger et part vers l’inconnu. En cela, Thomas Sankara était un orateur merveilleux, un improvisateur sublime.
Pour les autres, ce sont de merveilleux robots de la préparation, ils ont raison également. Churchill, par exemple, disait qu’un discours improvisé doit avoir été réécrit au moins trois fois.
L’humour est également une incroyable qualité oratoire. Dérider un public, c’est avoir du talent oratoire. Ça, pour moi, c’est Barack Obama : tout, chez lui, n’est qu’aisance. Il y a aussi l’humour froid et féroce de Donald Trump.
Au Sénégal, Léopold Sédar Senghor est resté dans les mémoires comme un orateur charismatique. Pourtant vous expliquez dans votre livre qu’il était bègue…
Senghor a effectivement marqué les esprits par d’éloquents discours. J’ai en tête celui du Fesman, en 1966, où il répondait à André Malraux, alors ministre de la Culture de De Gaulle. Ou encore son dernier discours, lors duquel il a lancé aux Sénégalais : « Je vous fais mes adieux. »
Peu de gens le savent mais Léopold Sédar Senghor est un exemple parfait de l’orateur qui a su dominer son trouble de l’élocution pour parvenir à l’éloquence. Il était le roi de la ponctuation et de l’articulation. Il était bègue, mais personne ne le savait tant il travaillait et maîtrisait ses silences, ses respirations.
Surtout,le « président-poète » avait un rapport très intime aux mots…
Comme le résumait le président américain Harry Truman, « tous les lecteurs ne sont pas des leaders, mais tous les leaders sont des lecteurs ». Pour Senghor, l’éloquence c’est la maîtrise du sujet : « Possède ton sujet et les mots viendront après. »
Dans le cas de l’ultime discours de Senghor, ce n’est qu’en copiant que le premier président du Sénégal indépendant est devenu original. Il reprend en effet Lat Dior [grande figure de la résistance sénégalaise face aux colons français], qui, en ses derniers jours, en 1886, avait réuni sa cour, sa famille pour leur tenir un discours qui entrera dans l’histoire du Sénégal. « Je vous ai réunis pour vous faire mes adieux, je m’en voudrais de mourir ailleurs que sur un champ de bataille. »
En invoquant Lat Dior, Senghor a invoqué notre Napoléon sénégalais : le combattant suprême qui va croiser le fer face au gouverneur de Saint-Louis – un Français – et il fait ainsi appel à l’historicité du Sénégal.
Senghor est la preuve que le bégaiement n’est pas un frein à l’éloquence quand on sait le dominer par la maîtrise du sujet et la gestion de ses silences, de ses respirations. George V, Molière, Churchill, Senghor, Clemenceau ou encore Einstein étaient bègues. Et l’universitaire sénégalais Felwine Sarr, qui est un très bon orateur, très charismatique, est bègue lui aussi.
Le charisme est une notion qui revient souvent lorsque vous évoquez l’ancien président Abdou Diouf…
Chacun des présidents sénégalais était éloquent à sa façon. Abdou Diouf, c’est la posture d’excellence, la verticalité, autrement dit le fait de remplir l’espace intensément de sa présence. Il y a également une grande musicalité dans la voix d’Abdou Diouf.
Dans la communication non verbale, c’est tout le corps qui entre en jeu. Dans la rhétorique, c’est le corps qui fait vivre le langage et Abdou Diouf, par sa posture, son maintien et son charisme, incarne cela. Il compense ses faiblesses par les nuances de sa voix, qui reflètent les nuances de sa pensée. Et dans le discours, plus la pensée est belle, plus la phrase est sonore.
Qu’en est-il d’Abdoulaye Wade, dont vous avez été le conseiller ? Dans quelle catégorie d’orateur faut-il le classer ?
Pour Abdoulaye Wade, l’éloquence est l’argument fort. « Dire, c’est faire » ; l’énoncé, c’est l’action. Il tient la parole comme mot de gouvernement, comme transport des foules. Il vit en permanence dans l’éclat et, par conséquent, dans les sorties de pistes et le hors-discours. Ce qui n’empêche qu’il travaille énormément ses discours.
Dans votre livre, vous évoquez un discours qui a nécessité une très grande préparation. Celui du 14 juillet 2011, quand Abdoulaye Wade annonce qu’il briguera un troisième mandat. Malgré la préparation, une petite phrase est restée ancrée dans les mémoires sénégalaises : le « Ma Waxoon Waxeet » (« Je l’avais dit, je me dédis »). Vous parlez alors du « facteur X », une sortie de piste verbale qui peut coûter cher…
Combien de brillants hommes politiques sont passés à côté de leur destin à cause d’une mauvaise prise de parole, d’une bévue, d’une boulette ? C’est effectivement ce qu’on appelle le facteur X. Abdoulaye Wade et son « Ma Waxoon Waxeet » en est l’exemple le plus connu dans la vie politique sénégalaise récente.
Nous étions déjà dans un contexte d’usure du pouvoir, mais c’est cette phrase qui a accéléré la défaite et l’a tué politiquement. À l’époque, j’ai eu la chance de participer à l’élaboration du discours. Un long discours, de douze pages, qui avait été travaillé dans ses moindres détails et a été livré devant un public ravi des échappées verbales du maître.
Si elles emportent souvent les foules, ces « échappées verbales » auront pourtant été fatales au président Wade…
En effet. Après le discours en français est arrivé le moment de la traduction en wolof. Si le premier avait été écrit et maintes fois repris, le second était une pure traduction improvisée par Abdoulaye Wade. Au moment où il semblait avoir toutes les cartes en main, il a employé ces trois mots-suicide : « Ma waxoon waxeet ». « Je l’ai dit, et maintenant je me dédis » : cette phrase ne figurait aucunement dans le discours en français. Elle est sortie de nulle part : ou plutôt du cerveau d’Abdoulaye Wade et de son wolof du terroir.
On ne pouvait pas prévoir l’imprévu. On ne dit pas au président Wade comment il faut s’exprimer, d’autant moins en wolof.
Cette phrase a été reprise, parodiée, raillée et est restée un boulet à notre pied, préfaçant la défaite d’Abdoulaye Wade en 2012. Macky Sall, lui aussi, a failli être emporté par le « facteur X », lorsqu’il a dit au début de son premier mandat que les marabouts étaient « des citoyens comme les autres ». Mais il a su se rattraper.
Les deux hommes ont des styles oratoires aux antipodes. Abdoulaye Wade est adepte des envolées lyriques, quand Macky Sall a un style beaucoup plus sobre. Ce dernier est-il est moins éloquent que son prédécesseur ?
Absolument pas ! Macky Sall a sa propre éloquence, plus sobre et posée. Macky Sall, c’est l’argument juste, même en restant économe des mots.
Macky Sall c’est tout le contraire d’Abdoulaye Wade. Pour lui, « faire, c’est dire ». Sa méthode, c’est d’abord de faire, puis de venir expliquer. La force de Macky Sall, c’est qu’il n’est pas dans la vitesse, il prend son temps. Pour lui le discours, c’est la clarté : « sujet, verbe, complément ». Quand pour Abdoulaye Wade, ça peut être : « sujet, verbe, compliment ».
Qui sont, dans la classe politique sénégalaise d’aujourd’hui, ceux que vous qualifieriez de grands orateurs ?
Idrissa Seck, pour moi, c’est l’orateur absolu. Il comprend tellement le poids du silence dans la prise de parole, le rythme, ce qui lui donne force et conviction même quand il semble dire des choses banales. C’est le maître du couplet « silence-respiration », à tel point que son silence semble quelquefois assourdissant. Il a tellement compris le poids des silences qu’il semble même les observer hors discours…
Ousmane Sonko, lui, est un exemple de verticalité. Comme Abdou Diouf, il est fort comme une cathédrale, il en impose et il en joue. Sa verticalité consiste à remplir son siège intensément de sa présence. Il l’incarne lors de la présentation de son livre Solutions, en 2018. Il monte alors sur scène un show médiatico-politique qui en fait le chouchou des médias. Costume cravate et manches retroussées, façon Obama, il envoie un signal fort au pouvoir et ridiculise l’opposition classique. Sa verticalité, ce jour-là, lui a donné l’étoffe d’un présidentiable. Quand il prend la parole, il prend le pouvoir !