Biram Senghor, dont le père Mbap a été tué en 1944, pose à l'entrée de la maison de son frère Amhet, à Rufisque, au Sénégal, le 28 novembre 2024.
Biram Senghor se rend régulièrement au cimetière militaire de Thiaroye, un village de pêcheurs situé près de Dakar, la capitale du Sénégal, pour se recueillir devant une tombe différente à chaque fois.
Cet homme de 86 ans n'a aucun moyen de savoir quelle tombe appartient à son père, M'Bap Senghor, l'un des centaines de tirailleurs ouest-africains qui ont combattu pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui ont été tués le 1ᵉʳ décembre 1944 par l'armée française après avoir réclamé des salaires impayés.
Dans ce cimetière où ils sont censés être enterrés, toutes les tombes sont anonymes et l'emplacement exact des dépouilles est inconnu, tout comme le nombre de victimes. L'ampleur et les circonstances réelles de la tuerie restent floues alors que le Sénégal commémore dimanche le 80ᵉ anniversaire du massacre, ce qui risque de raviver les tensions qui couvent entre la France et l'ancienne colonie.
"Cela fait plus de 80 ans que je me bats pour obtenir des réponses", déclare Biram Senghor. "(Le président français Emmanuel) Macron ne peut pas faire ce que les autres présidents français ont fait avant lui ; la France doit se repentir."
Les Africains de l'Ouest étaient membres de l'unité appelée "Tirailleurs Sénégalais", un corps d'infanterie coloniale de l'armée française qui a combattu pendant les deux guerres mondiales. Selon les historiens, des conflits concernant des salaires impayés ont précédé le massacre et, le 1er décembre, les troupes françaises se sont retournées contre les soldats africains non armés et les ont abattus.
À l'occasion de la commémoration, l'Agence de presse sénégalaise a mis en ligne une vidéo d'archives des tirailleurs sur X.
Pendant des décennies, les autorités françaises ont tenté de minimiser ce qui s'était passé à Thiaroye. Peu après le massacre, les rapports de l'armée française ont établi que 35 soldats ouest-africains avaient été tués en réponse à une "mutinerie". D'autres rapports de l'armée française font état de 70 morts.
Mais aujourd'hui, de nombreux historiens français et sénégalais s'accordent à dire que le véritable bilan se chiffre probablement en centaines de morts, certains parlant même de près de 400 soldats tués, sur la base d'estimations du nombre de tirailleurs présents dans le camp le jour du massacre.
Jeudi, Emmanuel Macron a officiellement reconnu pour la première fois les événements de Thiaroye comme un massacre dans une lettre adressée au président sénégalais Diomaye Faye, dont l'Associated Press a eu connaissance.
"La France doit reconnaître que ce jour-là, l'affrontement entre les soldats et les tirailleurs qui exigeaient le paiement de leurs salaires légitimes a déclenché une chaîne d'événements qui a abouti à un massacre", peut-on lire dans la lettre du président français.
Le manque de transparence des autorités françaises
Mais de nombreux historiens contestent l'idée d'une confrontation entre les soldats français et les tirailleurs.
"Ce qui s'est passé le 1ᵉʳ décembre, c'est l'exécution de soldats désarmés", affirme Martin Mourre, historien français et auteur de Thiaroye 1944, histoire et mémoire d'un massacre colonial.
Il souligne qu'aucune arme n'a été mentionnée lors du procès des tirailleurs africains accusés de mutinerie et que les soldats français n'ont pas été blessés, ce qui prouve qu'il n'y a pas eu d'affrontement.
Dans sa lettre au président sénégalais, Macron n'a pas mentionné le nombre de soldats tués.
Les controverses et les inconnues sur le massacre sont en partie dues au manque de transparence des autorités françaises concernant les rapports et les témoignages militaires.
En 2014, le président français François Hollande a remis les archives de la nation européenne sur Thiaroye à Macky Sall, alors président du Sénégal.
Mais les historiens affirment que des documents clés, notamment ceux indiquant le site des fosses communes et le nombre de soldats ouest-africains présents au camp le jour du massacre, manquent toujours à l'appel. On ne sait pas si la France détient de telles archives, ni même si elles existent.
Le bureau de M. Macron et le ministère français des Affaires étrangères n'ont pas répondu aux demandes de commentaires.
En outre, les autorités sénégalaises de l'ancien président Sall n'ont pas fait grand-chose pour permettre aux historiens de consulter les documents historiques.
"Les archives sont restées inaccessibles jusqu'à cette année, pour des raisons obscures", explique M. Mourre.
Mamadou Diouf, un historien sénégalais qui dirige le comité de commémoration du massacre de Thiaroye cette année, affirme que M. Sall n'a pas montré beaucoup d'intérêt pour le sujet afin d'éviter les tensions diplomatiques avec la France.
Le gouvernement sénégalais organise d'importantes commémorations
Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, qui a été élu en mars en partie sur la promesse de redéfinir les relations du Sénégal avec l'ancien colonisateur, a promis de reprendre le contrôle du récit historique sur Thiaroye.
Son administration a organisé de grandes commémorations du massacre entre le 1er décembre et avril 2025 dans tout le pays.
"L'objectif des autorités derrière ces grandes commémorations est d'intégrer Thiaroye dans l'histoire nationale du Sénégal", déclare Babacar Ndiaye, analyste politique au sein du groupe de réflexion Wathi, qui se concentre sur les questions politiques et économiques en Afrique de l'Ouest.
"On en parlera beaucoup à la télévision, dans la presse et surtout sur les médias sociaux", ajoute-t-il. "Cela permettra de toucher un public plus jeune qui pourrait ne pas savoir grand-chose des événements de Thiaroye".
L'influence de la France en Afrique décline
Le 80ᵉ anniversaire du massacre de Thiaroye intervient alors que l'influence de la France décline dans la région, Paris perdant son emprise sur ses anciennes colonies d'Afrique de l'Ouest.
Juste il y a quelques jours, le Tchad avait rompu ses accords de défense avec la France, un camouflet pour Paris. L’annonce a été faite le jeudi 28 novembre, quelques heures après la fin de la visite au Tchad du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot.
"La France doit considérer désormais que le Tchad a grandi et mûri, que le Tchad est un Etat souverain et très jaloux de sa souveraineté", a indiqué son homologue tchadien, Abderaman Koulamallah, selon Le Monde.
Ces dernières années, les troupes françaises ont été chassées du Niger, du Mali et du Burkina Faso après des années de lutte contre les extrémistes islamiques aux côtés des troupes régionales.
La France a encore environ 350 soldats au Sénégal, principalement dans un rôle de soutien. Interrogé sur le maintien de cette présence, M. Faye a laissé entendre que les Sénégalais ne le souhaitaient pas.
"Historiquement, la France a asservi, colonisé et est restée ici", a-t-il déclaré. "Évidemment, je pense que si vous inversez un peu les rôles, vous aurez du mal à concevoir qu'une autre armée - celle de la Chine, de la Russie, du Sénégal ou de n'importe quel autre pays - puisse avoir une base militaire en France".
euronews
Cet homme de 86 ans n'a aucun moyen de savoir quelle tombe appartient à son père, M'Bap Senghor, l'un des centaines de tirailleurs ouest-africains qui ont combattu pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui ont été tués le 1ᵉʳ décembre 1944 par l'armée française après avoir réclamé des salaires impayés.
Dans ce cimetière où ils sont censés être enterrés, toutes les tombes sont anonymes et l'emplacement exact des dépouilles est inconnu, tout comme le nombre de victimes. L'ampleur et les circonstances réelles de la tuerie restent floues alors que le Sénégal commémore dimanche le 80ᵉ anniversaire du massacre, ce qui risque de raviver les tensions qui couvent entre la France et l'ancienne colonie.
"Cela fait plus de 80 ans que je me bats pour obtenir des réponses", déclare Biram Senghor. "(Le président français Emmanuel) Macron ne peut pas faire ce que les autres présidents français ont fait avant lui ; la France doit se repentir."
Les Africains de l'Ouest étaient membres de l'unité appelée "Tirailleurs Sénégalais", un corps d'infanterie coloniale de l'armée française qui a combattu pendant les deux guerres mondiales. Selon les historiens, des conflits concernant des salaires impayés ont précédé le massacre et, le 1er décembre, les troupes françaises se sont retournées contre les soldats africains non armés et les ont abattus.
À l'occasion de la commémoration, l'Agence de presse sénégalaise a mis en ligne une vidéo d'archives des tirailleurs sur X.
Pendant des décennies, les autorités françaises ont tenté de minimiser ce qui s'était passé à Thiaroye. Peu après le massacre, les rapports de l'armée française ont établi que 35 soldats ouest-africains avaient été tués en réponse à une "mutinerie". D'autres rapports de l'armée française font état de 70 morts.
Mais aujourd'hui, de nombreux historiens français et sénégalais s'accordent à dire que le véritable bilan se chiffre probablement en centaines de morts, certains parlant même de près de 400 soldats tués, sur la base d'estimations du nombre de tirailleurs présents dans le camp le jour du massacre.
Jeudi, Emmanuel Macron a officiellement reconnu pour la première fois les événements de Thiaroye comme un massacre dans une lettre adressée au président sénégalais Diomaye Faye, dont l'Associated Press a eu connaissance.
"La France doit reconnaître que ce jour-là, l'affrontement entre les soldats et les tirailleurs qui exigeaient le paiement de leurs salaires légitimes a déclenché une chaîne d'événements qui a abouti à un massacre", peut-on lire dans la lettre du président français.
Le manque de transparence des autorités françaises
Mais de nombreux historiens contestent l'idée d'une confrontation entre les soldats français et les tirailleurs.
"Ce qui s'est passé le 1ᵉʳ décembre, c'est l'exécution de soldats désarmés", affirme Martin Mourre, historien français et auteur de Thiaroye 1944, histoire et mémoire d'un massacre colonial.
Il souligne qu'aucune arme n'a été mentionnée lors du procès des tirailleurs africains accusés de mutinerie et que les soldats français n'ont pas été blessés, ce qui prouve qu'il n'y a pas eu d'affrontement.
Dans sa lettre au président sénégalais, Macron n'a pas mentionné le nombre de soldats tués.
Les controverses et les inconnues sur le massacre sont en partie dues au manque de transparence des autorités françaises concernant les rapports et les témoignages militaires.
En 2014, le président français François Hollande a remis les archives de la nation européenne sur Thiaroye à Macky Sall, alors président du Sénégal.
Mais les historiens affirment que des documents clés, notamment ceux indiquant le site des fosses communes et le nombre de soldats ouest-africains présents au camp le jour du massacre, manquent toujours à l'appel. On ne sait pas si la France détient de telles archives, ni même si elles existent.
Le bureau de M. Macron et le ministère français des Affaires étrangères n'ont pas répondu aux demandes de commentaires.
En outre, les autorités sénégalaises de l'ancien président Sall n'ont pas fait grand-chose pour permettre aux historiens de consulter les documents historiques.
"Les archives sont restées inaccessibles jusqu'à cette année, pour des raisons obscures", explique M. Mourre.
Mamadou Diouf, un historien sénégalais qui dirige le comité de commémoration du massacre de Thiaroye cette année, affirme que M. Sall n'a pas montré beaucoup d'intérêt pour le sujet afin d'éviter les tensions diplomatiques avec la France.
Le gouvernement sénégalais organise d'importantes commémorations
Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, qui a été élu en mars en partie sur la promesse de redéfinir les relations du Sénégal avec l'ancien colonisateur, a promis de reprendre le contrôle du récit historique sur Thiaroye.
Son administration a organisé de grandes commémorations du massacre entre le 1er décembre et avril 2025 dans tout le pays.
"L'objectif des autorités derrière ces grandes commémorations est d'intégrer Thiaroye dans l'histoire nationale du Sénégal", déclare Babacar Ndiaye, analyste politique au sein du groupe de réflexion Wathi, qui se concentre sur les questions politiques et économiques en Afrique de l'Ouest.
"On en parlera beaucoup à la télévision, dans la presse et surtout sur les médias sociaux", ajoute-t-il. "Cela permettra de toucher un public plus jeune qui pourrait ne pas savoir grand-chose des événements de Thiaroye".
L'influence de la France en Afrique décline
Le 80ᵉ anniversaire du massacre de Thiaroye intervient alors que l'influence de la France décline dans la région, Paris perdant son emprise sur ses anciennes colonies d'Afrique de l'Ouest.
Juste il y a quelques jours, le Tchad avait rompu ses accords de défense avec la France, un camouflet pour Paris. L’annonce a été faite le jeudi 28 novembre, quelques heures après la fin de la visite au Tchad du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot.
"La France doit considérer désormais que le Tchad a grandi et mûri, que le Tchad est un Etat souverain et très jaloux de sa souveraineté", a indiqué son homologue tchadien, Abderaman Koulamallah, selon Le Monde.
Ces dernières années, les troupes françaises ont été chassées du Niger, du Mali et du Burkina Faso après des années de lutte contre les extrémistes islamiques aux côtés des troupes régionales.
La France a encore environ 350 soldats au Sénégal, principalement dans un rôle de soutien. Interrogé sur le maintien de cette présence, M. Faye a laissé entendre que les Sénégalais ne le souhaitaient pas.
"Historiquement, la France a asservi, colonisé et est restée ici", a-t-il déclaré. "Évidemment, je pense que si vous inversez un peu les rôles, vous aurez du mal à concevoir qu'une autre armée - celle de la Chine, de la Russie, du Sénégal ou de n'importe quel autre pays - puisse avoir une base militaire en France".
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