Côté professionnel, on le prendrait pour le nouveau Kéba Mbaye de la justice. Indépendant, compétent, intègre. Sur le plan humain, il est presque parfait. Le tableau de Souleymane Téliko était parti pour être immaculé, si d’autres voix ne l’avaient pas présenté comme un juge revanchard, à la limite, un opposant.
L’homme a fini de cristalliser les tensions entre la magistrature et le pouvoir Exécutif. Président de l’Union des magistrats sénégalais (Ums) depuis août 2017, Souleymane Téliko se fait remarquer, depuis lors, pour ses prises de position contre la chancellerie. L’homme n’a pas hésité à dire que les droits de Khalifa Sall, ancien Maire de Dakar, condamné avant d’être gracié, ont été violés.
Le juge s’est prononcé sur le parrainage, le caractère illégal et dangereux de la déclaration anticipée des résultats de la Présidentielle de 2019 par Mahamed Boun Abdallah Dionne. Il accuse régulièrement la tutelle de mettre les juges dans une logique de gestion de leur carrière au détriment de l’indépendance de la magistrature.
Aujourd’hui, d’aucuns le considèrent comme le chantre de l’indépendance du pouvoir Judiciaire. «Le juge Souleymane Téliko a porté mieux que tous ses prédécesseurs le combat pour une justice indépendante, garante de l'Etat de droit, de la démocratie et des droits humains», dixit Seydi Gassama d’Amnesty International.
Tandis que d’autres voient en lui un opposant politique qui ne dit pas son nom. «Depuis son élection à la tête de l’Ums, Souleymane Téliko s’illustre par des prises de position publiques, systématiquement aux antipodes des actions du régime de Macky Sall. Aucun acte posé par Macky Sall n’a pu trouver grâce à ses yeux, du moins, le public n’est jamais informé des bonnes actions de Macky Sall en direction des magistrats», assène le journaliste Madiambal Diagne, connu pour sa proximité avec le chef de l’Etat Macky Sall.
La nouvelle proie
Dans tous les cas, Souleymane Téliko reste, à l’évidence, un élément perturbateur. Il veut remettre en cause l’ordre établi. Quitte à devenir la cible à abattre. Peu importe s’il faut remonter jusqu’à ses origines guinéennes, comme l’a déjà fait Madiambal Diagne.
A l’évidence, Téliko gêne par sa posture, y compris «les partisans du statu quo» (Gassama).
Après un interrogatoire par l’Inspection générale des affaires de la justice (Igaj), le voilà sur le point de passer à la Commission de discipline. Quant au ministre de tutelle, Me Malick Sall, il s’en est lavé les mains. ‘’C’est une affaire des juges et le garde des Sceaux n’a rien à voir là-dessus», martèle-t-il.
Pourtant, l’Igaj est sous l’autorité du ministre et que c’est lui-même qui affirme, par le biais d’un communiqué, que tous les manquements imputés à des magistrats et portés à sa connaissance ont donné lieu à une saisine du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) statuant en formation disciplinaire, après une enquête diligentée par l'Inspection générale de l'administration de la justice (Igaj)».
À travers la personne de Téliko, les magistrats ont voulu, en 2017, exprimer surtout leur volonté de s’affranchir du joug de la tutelle et du pouvoir politique en général. C’est du moins une vision largement partagée de l’élection de Souleymane Téliko à la tête de l’Union des magistrats sénégalais (Ums).
A la veille de l’Assemblée générale, des juges confiaient au journal ‘’EnQuête’’ que le ministère de tutelle ne voulait surtout pas entendre de lui comme président de cet organe. ‘’La chancellerie a vraiment peur, depuis qu’elle a appris cette candidature’’, confiait l’un d’eux.
Si ce Halpular bon teint a présenté sa candidature à la tête de cette instance, ce n’est pas parce qu’il s’est senti devoir présider aux destinées de ses pairs, c’est plutôt certains parmi eux qui sont allés le chercher pour le convaincre de son utilité dans le top management.
Selon les témoignages, l’argument a été simple. ‘’Le combat que tu mènes en solo pour l’indépendance de la justice est bon, mais le faire dans le cadre de l’Ums aurait été mieux’’, lui a-t-on dit en substance.
2003-2004 : la période tumultueuse
En fait, l’homme est connu pour être jaloux de son indépendance. Le compromis n’est pas son jeu favori. La compromission, impensable ! Dans son entendement, la seule lumière qui doit guider ses décisions est constituée du droit et de son intime conviction. Une attitude que n’apprécient guère les politiques qui, en dépit de toutes les bonnes intentions et des pétitions de principe, préfèrent avoir la justice à leur ordre.
Du coup, le banlieusard a rarement cohabité paisiblement avec les tenants de l’Exécutif. De la façade atlantique au sud du pays, en passant par le Nord, il a fait presque le tour du Sénégal, ses affectations n’étant pas toujours le fruit d’une promotion. Bien au contraire, il est souvent sanctionné, pour avoir refusé de se soumettre à la ‘’dictée’’.
Entre 2003 et 2004, à l’image d’un Raphael Nadal avec sa raquette, le ministère de la Justice le fait passer, comme une balle de tennis, d’un point de chute à un autre. À titre illustratif, raconte un juge, Téliko a été affecté, en 2003, à Kolda comme président du tribunal régional. Il n’y est resté que 8 petits mois avant de faire l’objet d’une réaffectation punitive à Dakar comme substitut général. Alors que, d’habitude, ses collègues restent dans ce genre de poste pendant 4 ans au moins. Et ce n’est qu’un début, car le nouveau venu ne séjournera au parquet que pendant 6 lunes.
«La plume est serve et la parole libre», disent les magistrats. Cette maxime, le «rebelle» n’a aucune peine à se l’appliquer. Ainsi, au cours d’une audience, se rappelle un magistrat, il n’a pas hésité à prendre le contrepied de son chef de service. D’après cet interlocuteur, la loi le permet.
Et pourtant, à la suite de ce procès, la sentence n’a pas tardé à tomber. Le «prévenu» indocile écope d’une peine de mutation immédiate à la Cour d’appel de Kaolack, en qualité de conseiller. Une «réclusion» corrective qui n’aura pas les effets escomptés, au vu de ce qu’il est devenu.
«Au tribunal, c’est lui qui dirigeait la prière»
Né le 26 février 1967, le jeune Téliko, selon un membre de sa famille, a vécu pendant 13 ans à Mermoz où il a vu le jour. Il va mener une vie sans histoire. Après le cycle élémentaire, le petit écolier de Baobab II rejoint la banlieue, précisément Guédiawaye. Il fréquente le Cem Jacques Foster, puis le lycée Lamine Guèye. Comme tout jeune Sénégalais, il a joué au football. Il a même pris part aux «navétanes» (championnat populaire) dans l’équipe Guedj-Gui de Pyrotechnie.
Mais cette évasion juvénile n’a pas eu d’impact négatif sur ses études. Au contraire, l’adolescent se révèle être un brillant élève. «Il était toujours premier ou deuxième», raconte fièrement un parent. «Excellent dans toutes les matières», il a été, dit-on, à l’origine d’une altercation entre son prof de Maths et celui de français, chacun voulant qu’il soit orienté dans sa série. Finalement, c’est l’administration qui a tranché.
En 1986, il décroche le Baccalauréat et s’ouvre les portes de l’université de Dakar, en particulier la faculté de Droit. Contrairement aux étudiants qui se vantent d’avoir «étalé la natte», lui a cherché à réussir aussi vite que possible. Studieux et sérieux, il n’a pas eu le temps de trainer. Il lui a fallu juste 4 ans pour avoir sa Maitrise (1991) et le Dea l’année suivante.
De quoi rendre fier un de ses parents. «Il a toujours passé ses examens à la première session. Il avait hâte de trouver un boulot décent pour gagner correctement sa vie». La profession de juge n’est donc pas la réalisation d’un rêve d’enfant. C’est juste que quand on a une Maitrise en droit, à l’époque, les choix étaient limités. C’était soit le barreau, soit la magistrature. Il opte pour la dernière.
En 1992, il est reçu au concours d’entrée à la prestigieuse Ecole nationale d’administration et de magistrature (Enam). Et comme pour rendre hommage à son esprit libre, sa promotion (1993-1995) a pour parrain le Pr. Cheikh Anta Diop, brillant scientifique connu pour ses travaux qui sonnent comme une antithèse de la version occidentale de l’histoire que le Blanc s’obstine encore à graver dans la mémoire du Nègre.
«On dirait même qu’il n’est pas un intellectuel»
Réputé pieux (unanimité dans les témoignages), l’homme se fait appeler «Oustaz» par bon nombre de ses collègues. Bien que dépourvu de barbe, il est de la communauté ibadou qu’il a intégrée durant son séjour universitaire. Gamin, il a fréquenté l’école coranique. Même s’il a rejoint l’école des Blancs par la suite, il n’a jamais rompu avec le dernier Livre révélé. ‘’Parallèlement aux études françaises, il continuait à apprendre le Coran’’.
Aujourd’hui encore, le magistrat ne cesse d’approfondir ses connaissances du Livre Saint. D’après une confidence, il a des amis «oustaz» à Guédiawaye avec qui il s’exerce dans la traduction des versets les jeudis et les samedis. «Il a mémorisé le Coran. Au tribunal, c’est lui qui dirigeait la prière. C’est quelqu’un de bien, un bon musulman», témoigne Abdou Aziz Seck, l’ancien Président de l’Ums qui a été son voisin et camarade de promo.
Ce dernier voit aussi en lui un magistrat compétent. Cette conviction religieuse s’est aussi traduite sur sa vie matrimoniale. Monsieur le Juge a trois femmes et des enfants dont l’ainé a eu le Bfem en 2016. «C’est un intellectuel particulier, sourit un interlocuteur. De par ses manières de faire, on dirait même qu’il n’est pas un intellectuel. En fait, il n’a pas été acculturé par l’école française».
Sorti de l’Enam en 1995, l’homme à la silhouette filiforme a eu comme premier poste d’affectation le tribunal régional hors classe de Dakar. En 2000, il devient juge d’instruction au 2e cabinet. Après la période tumultueuse entre 2003 et 2004, il retrouve une certaine stabilité. En effet, jusqu’en 2008, il va rester à Kaolack.
Les Chambres africaines extraordinaires
Entretemps, en 2006, il devient le secrétaire général de la Cour d’appel de Kaolack. En 2008, il retourne à Dakar où il devient le directeur adjoint des Affaires, avocat du Sceau. De 2010 à 2013, il est secrétaire général de la Cour d’appel de Dakar. En 2013, le président Macky Sall accède à la demande de l’Union africaine de juger l’ancien président tchadien Hissène Habré.
Les Chambres africaines extraordinaires (Cae) sont créées, financées en grande partie par Idriss Déby, l’ennemi juré de Habré. Téliko est nommé juge d’instruction aux Cae. À l’issue de ce procès considéré par certains comme commandité, Habré est condamné à la perpétuité.
S’agit-il là d’une tache noire sur son tableau, jusqu’ici resté immaculé ? Que nenni, répond un proche. «Nous avons discuté de la question. Ce qu’il dit, c’est que juger Déby et Habré, c’est l’idéal. Mais puisque les Cae ne peuvent pas être parfaites au début, jugeons Habré, et après, on aura le temps de le faire pour Déby. Il assume parfaitement sa position».
Peint comme quelqu’un de courtois, de disponible et, surtout, de posé avec un gestuel limité, l’ancien n°10 est un grand amoureux du tapis vert. Une connaissance soutient même que c’est un footballeur manqué. Mais l’absence de caméras et de supporters ne l’ont guère éloigné des terrains, car Téliko court derrière le cuir tous les dimanches. Et lorsqu’il s’agit du football européen, il supporte l’équipe d’Allemagne et le Fc Barcelone.
Originaire de la Guinée où vit son papa, il s’y rendait régulièrement jusqu’en 2011. Mais il est surtout «très proche de sa maman» qui est d’ailleurs sa confidente et son marabout.
Depuis 1995, l’année marquant le début de sa vie professionnelle, l’homme aux «trois galons» est le principal soutien de sa famille, confie-t-on. Ses frères ne faisant que lui venir en appoint.
Revanchard après une promesse non tenue
En 2015-2016, s’engage une réforme de la justice. Les magistrats ne sont pas d’accord sur certains points. Téliko, lui, trempe sa plume dans ses convictions pour clouer au pilori son ministre de tutelle Sidiki Kaba et, au-delà, le pouvoir politique qui, à ses yeux, cherche à instaurer le «larbinisme» et le «carriérisme» dans la magistrature. Il dénonce la fragilisation des magistrats. Cette posture «irrévérencieuse» lui a valu le courroux du garde des Sceaux qui décide de le canaliser. On lui prépare alors une audience avec le Conseil de discipline.
D’après un interlocuteur, Téliko avait préparé sa défense. Il avait même déjà pris un huissier. Mais, finalement, la confrontation n’a pas eu lieu, grâce à une médiation. Un épisode qui vient renforcer sa notoriété.
Cependant, cette réputation d’indépendance et d’intégrité ne fait pas l’unanimité. Un magistrat voit en lui tout le contraire de cet ange qui a été décrit dans un beau rôle jusque-là.
D’après cet interlocuteur, son collègue n’a pas toujours été comme ça. De ses explications, il ressort que l’attitude actuelle du nouveau président de l’Ums est le résultat d’une déception. En clair, il s’agit, selon notre interlocuteur, d’une promesse qui n’a pas été respectée.
«Téliko a été surpris de se retrouver à Thiès. Et là, il a commencé à ruer dans les brancards. Il a profité des tensions entre la tutelle et certains magistrats pour produire des articles à gauche et à droite, et la majorité est tombée dans son piège. Mais pendant les deux ou trois ans qu’il a passés à la cour d’appel, personne ne le connaissait, personne ne l’entendait», s’offusque-t-il.
«Si les magistrats voulaient d’un guerrier…»
Plus que jamais affirmatif, ce détracteur du président de l’Ums soutient que tous ces qualificatifs qu’on lui (Téliko) colle ne sont que de «faux attributs». Il promet même que l’opinion sera bientôt édifiée et saura si le magistrat Souleymane Téliko est le rebelle que l’on décrit tant.
Sûr de son jugement, notre interlocuteur de poursuivre : «Il y a d’autres juges qui ont été comme ça. Mais après, quand on leur donne des postes avec des avantages et autres, ils rentrent dans les rangs. S’ils (les magistrats) voulaient d’un guerrier, ils allaient prendre Dansokho (Koliba). C’est le seul qui tenait tête à Wade, lors des réunions», fulmine-t-il.
De plus, à l’en croire, même les membres du bureau de l’Union des magistrats sénégalais cherchent tout simplement à s’approcher de la hiérarchie pour avoir des prébendes. «C’est juste une sorte d’ascenseur», peste-t-il.
Souleymane Téliko, ange ou démon ? Il appartient à l’opinion de rendre le verdict.