[PORTRAIT] Fadel Barro et Aliou Sané : Dépités du peuple

Rédigé par Dakarposte le Lundi 15 Avril 2019 à 14:55 modifié le Lundi 15 Avril 2019 14:57

L'ex et le tout nouveau coordonnateur de Y en a marre assument leurs différences tout en étant collés à la lettre et à l'esprit du Mouvement : crier aux oreilles des pouvoirs publics le ras-le-bol du peuple.


À gauche, Fadel Barro. Silhouette frêle, visage émacié, bouffé par une barbe et des cheveux broussailleux, chaussures bleu-blanc fatiguées, démarche nonchalante… À droite, Aliou Sané. Gabarit d'athlète, barbichette bien taillée, chaussures de ville lustrées, chemise impeccable, airs de premier de la classe…


Aux plans physique et vestimentaire, l'ex et le nouveau coordonnateur de Y en a marre sont comme le jour et la nuit. Lorsqu'il a fallu poser pour le preneur d'images de Seneweb, celui-ci y est allé direct alors que celui-là dut d'abord procéder à quelques ajustements. Redresser le col de sa chemise déboutonnée, relever ses lunettes et passer la main sur son visage pour y chasser quelques aspérités.

Cette différence formelle entre Fadel Barro et Aliou Sané se manifeste aussi dans leurs manières de se tenir, d'aborder les questions. "Fadel est davantage un homme de terrain, il est plus showman, il aime les groupes", décrit le journaliste Abdourahmane Mbengue, qui a croisé l'ex-tête de file de Y en a marre au journal Le Quotidien. "Fadel est spontané, il peut avoir 3892 idées à la seconde", renchérit Aliou Sané, son successeur.

Showman vs. bureaucrate

Au siège de Y en a marre en ce début d'après-midi de mars, Fadel est dans son registre. Sourire malicieux, il est en mode "déconne". Pas de danse par-ci, pique par-là, blague sur le thé qu'il trouve bien mitonné. Le show, c'est son affaire. Son point fort. L'un de ses plus grands apports à Y en a marre, un mouvement de contestation qui avait besoin de capter son auditoire pour se faire entendre.

Aliou Sané, lui, est plutôt réservé. Il est dans le registre du diplomate aux manières policées, du stratège taiseux, de l'homme de l'ombre. Très peu connu du grand public, ses interventions sont rares. Pourtant à la naissance du mouvement, il occupait le poste de responsable de la communication. Veillant minutieusement au timing et aux éléments de langage des prises de parole. Structuré et formel. Traces de son passage dans le monde des Ong.

Mais attention aux apparences. "Notre déploiement dans l'espace public ne traduit pas forcément notre personnalité", avertit Fadel. Un ancien du journal Le Quotidien, qui a partagé la rédaction avec l'ex et le nouveau leader de Y en a marre, acquiesce : il confie qu'Aliou Sané était plus spontané, que c'est Fadel Barro qui prenait le temps de digérer et d'appréhender les choses avant de réagir.

Nouvelle orientation, nouveau profil

Dans tous les cas, il faudra donner un nouvel élan au Mouvement. "On a connu un Y en a marre très politique, on espère qu'avec cette nouvelle équipe, il y aura plus d'actions citoyennes que les médias vont relayer", espère Simon Kouka, un des fondateurs.

Le changement de coordonnateur doit donc être plus qu'une simple alternance. Il doit ouvrir une nouvelle ère. Celle des actes citoyens concrets. Il ne sera plus question de clash et de propos virulents, mais de méthode douce, souffle-t-on. Une nouvelle donne qui s'adapte davantage au profil du nouveau coordonnateur.

"Aliou est beaucoup plus administratif, plus posé, il projette beaucoup, c'est l'un des plus carrés en matière de respect de l'heure et du timing. Fadel, c'est l'esprit hip hop, l'esprit journaliste, taquin", témoigne le rappeur Simon.

Sané ne dit pas autre chose, lorsqu'il révèle que lui et Fadel ont certes connu la même "déformation professionnelle" (journalisme), mais que par la suite, il est allé à plus de bureaucratie, de planification et de méthode.

La différence entre les hommes s'arrête là. Pour le reste, ils restent fidèles à la lettre et à l'esprit Y en a marre. Et ils sont aussi inséparables que des siamois. D'ailleurs le QG du Mouvement, son lieu de naissance, est un appartement des Parcelles Assainies que partageait le binôme. Et on assure que les deux hommes "co-coordonnent" le Mouvement depuis sa naissance.

 "Même déformation professionnelle"

Aliou et Fadel se sont croisés d'abord à l'Issic. Le premier a devancé le second d'une année à l'école de journalisme. Depuis lors, les complices ne se sont jamais quittés. Avant même la fin de la formation, ils vont se retrouver au journal Le Quotidien. Sous la direction de Mamadou Biaye et d'Aminatou Mouhamed Diop, ils vont faire ensemble leurs humanités dans la profession. L'aventure a commencé durant les vacances scolaires 2003, alors que le journal du groupe Avenir communication venait de naître. Aliou est arrivé peu de temps après Fadel. Le stage étant concluant, ils seront retenus par Madiambal Diagne, alors directeur de publication. Du desk Actualité, ils finiront au service Politique, sous l'égide de Soro Diop. L'aventure s'arrête en 2007 pour Aliou Sané, 2008 pour Fadel Barro.

Le premier change d'horizon pour aller à Inda Tiers monde. Il se spécialise dans la communication pour le développement et finit dans la gestion des projets. Intéressé par la question des droits de l'Homme, celui que l'on surnomme affectueusement "Ndo" se rend au Canada en 2017 pour suivre des cours dans le cadre du Programme international de formation aux droits humains (PIFDH).

Au même moment, le second, Fadel, fourbait ses armes en journalisme d'investigation au magazine La Gazette lancé par Abdou Latif Coulibaly. Il y restera jusqu'en 2011, date du lancement du mouvement. Parti sur la base d'une disponibilité de deux mois, il n'est jamais revenu.

Né le 4 janvier 1977 à Médina Baye, Fadel Barro est l'ainé de 5 ans d'Aliou Sané qui, lui, a vu le jour le 5 juin 1982 à Thiès. Sa maman, une institutrice, était en stage dans la Cité du rail. L'un va faire toute son enfance à Kaolack, biberonné à la spiritualité de la Fayda. "La religion est ma source. J'y suis très connecté", confie Fadel.

Enfance agitée

Quant à Aliou, il va bourlinguer de région en région au gré des affectations de son père, agent de l'État : Tamba, Dabo, Ziguinchor, Kolda, Dakar. Ce qui lui permet de parler le bambara et le pulaar, en plus du wolof.

Tous les deux ont baigné dans une ambiance familiale chaleureuse, mais stricte. Sa grand-mère étant l'épouse de Cheikh Al islam, Fadel a grandi dans la cour même de Baye Niass. Son enfance est donc marquée par ce milieu très ouvert où on côtoie des Nigérians, des Tchadiens, des Gambiens, des Américains…

"C'est à Dakar que j'ai entendu parler pour la première fois du mot ‘niak' (terme péjoratif qui désigne les étrangers d'Afrique noire établis au Sénégal). Là-bas à Médina Baye, il n'y a pas d'étranger, nous sommes tous une famille", se souvient-il. Le regard dans le vide. L'homme semblait replonger dans son royaume d'enfance.

Fils d'un ingénieur des Eaux et Forêts, Aliou Sané a presque grandi dans la même chaleur moins le cachet religieux. La maison de son père à Tambacounda sera le réceptacle de tous les voyageurs. "Il pouvait y avoir 60 à 70 personnes chez nous, rembobine le nouveau coordonnateur de Y en a marre. Mon père hébergeait même des inconnus. Quand on servait les plats à l'heure du repas, c'était comme si il y avait un baptême."

Aliou Sané et Fadel Barro étaient comme taillés pour fonder et diriger un mouvement comme Y en a marre. Tout petits, les deux étaient agités. Élevé par sa grand-mère, "une dame de fer", Fadel fuguait souvent du daara et séchait les cours de l'école française. Mauvais élève ? Non ! corrige l'intéressé. Il avait une raison qu'il considère jusque-là comme valable. "Je me suis toujours opposé à la politique de la cravache", déclare-t-il, le regard tranchant. Ce passé l'a rapproché des talibés avec qui il partageait le bol de repas.

Les noms des bavards

Aliou, non plus, n'était pas un enfant de chœur. A 4 ans, alors qu'il n'avait pas encore l'âge d'être inscrit à l'école, il a été admis comme auditeur libre dans une des classes de l'école où servait sa maman. Un jour, la maitresse, devant sortir, demande un volontaire pour prendre les noms des bavards. Et c'est lui l'intrus, le "nain invisible", qui lève la main.

D'une main innocente, Aliou inscrit les noms de tous les bavards. Une outrecuidance que les gros gaillards lui feront payer, puisqu'à la fin du cours, il se fera bien bastonné. Mais il en faudra plus pour intimider le garçon. A l'école primaire, il reste un agitateur. Et à la fin de chaque composition, la même mention revient sur son cahier de notes : "Excellent travail, mais élève toujours distrait".

Au Cem comme au lycée, l'esprit a été le même chez chacun des deux. Pendant que Barro dirigeait des grèves au lycée Valdiodio Ndiaye de Kaolack, Sané jouait les éléments perturbateurs au lycée Alpha Molo Baldé de Kolda, d'où est originaire sa maman. "Durant tout mon parcours, je me suis toujours battu contre l'injustice", répètent-ils l'un après l'autre, comme s'ils s'étaient passé la phrase.

Même à l'université, à la faculté de Droit, Fadel n'a pas mis de l'eau dans son bissap. Il publie des tracts sur la Palestine et d'autres sujets, au point qu'un de ses camarade de classe, un Marocain du nom de Khaled, lui colle le sobriquet ‘Causes nobles". En fait, l'homme a toujours cru être investi d'une mission dans sa société.

Marx et Rousseau à l'école primaire

Cet esprit rebelle s'explique peut-être aussi par le contact précoce que les deux mômes ont eu avec le monde des livres. Fils d'une enseignante, Aliou Sané a été poussé par sa maman à la lecture dès le bas-âge. "Au CM2 déjà, je lisais Les Confessions de Rousseau. Je récitais même quelques passages comme là où il dit : "Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur…" (Il récite le passage jusqu'à la fin).

Même environnement pour Fadel Barro. En fait, en dépit de son tempérament, petit, son grand-mère l'obligeait à rester à la maison. En même temps, il aimait beaucoup fréquenter ses aînés. C'est là qu'il a chopé le virus de la lecture. "A l'école primaire déjà, je lisais le Capital de Marx, rapporte-t-il. C'est pourquoi j'ai eu très tôt des idées marxistes, mais je me suis très vite affranchi, parce que je pensais qu'il fallait partir de nous-mêmes."

Une décolonisation mentale qu'il doit beaucoup à Frantz Fanon à travers ses écrits. Aujourd'hui, un bonnet Amilcar Cabral souvent sur la tête, il a comme référence Cheikh Anta Diop, Thomas Sankara et autres Nelson Mandela. A noter une légère différence à ce niveau : Aliou Sané lui n'a jamais été dans les idéologies. "Non, non, non, je ne suis pas dans ça", coupe-t-il net.

Marié tous les deux, Fadel est le père de deux garçons, Almamy et Mame Baye. Aliou Sané à trois filles. Mais ces agitateurs publics se veulent "papas poules". Aliou Sané voyage beaucoup. Quand il est à Dakar, il essaie de rattraper le temps perdu en se consacrant en priorité à sa famille. Douchant ses enfants, leur préparant à manger et le conduisant à l'école.

Quant à Fadel, il a des jours où c'est lui qui assure la garde de ses fils pendant toute la journée. A ce rythme-là, c'est sûr que mesdames Barro et Sané n'auront aucune raison de créer un mouvement Y en a marre contre le machisme dans les couples.











Mamadou Ndiaye
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