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Offensive russe dans le Donbass : dans le train, avec les civils qui ne voulaient pas partir

Rédigé par Dakarposte le Vendredi 27 Mai 2022 à 14:23

Depuis le début de la guerre en Ukraine, des milliers d'habitants ont fui les régions de Donetsk et Louhansk. Ces derniers jours, les trains d'évacuation mis à disposition par les chemins de fer ukrainiens voient affluer ceux qui ne voulaient pas partir et qui s'y sont finalement résignés. Reportage à bord du train des déplacés du Donbass.


Offensive russe dans le Donbass : dans le train, avec les civils qui ne voulaient pas partir
Ce mercredi matin, le docteur Oleksander Babitch et d'autres médecins d'Ukrzaliznytsia, la compagnie nationale des chemins de fer, se retrouvent sur le quai de la gare de Dnipro, grande ville industrielle de l'est de l'Ukraine et porte d'entrée du Donbass. C'est le début d'une nouvelle opération d'évacuation de civils pris dans les zones de combats qui ne cessent de s'intensifier.

Direction Pokrovsk dans l'oblast de Donetsk. Après le bombardement de la gare de Kramatorsk, le 8 avril, qui a fait 52 morts dont cinq enfants, la petite ville de 60 000 habitants est devenue la porte de sortie ferroviaire des habitants du Donbass.

Les chemins de fer en première ligne
Penchés sur leurs téléphones, conducteurs, chefs de bord et médecins ont appris que Pokrovsk avait été frappée par deux missiles quelques heures plus tôt. Six personnes seraient blessées. Le train démarre, traverse le fleuve Dniepr et entame son voyage de 200 kilomètres vers l'Est.

"Bien sûr que nous avons peur, mais quelqu'un doit faire ce travail", nous explique le docteur Oleksander Babitch. "Nous savons que les Russes ciblent les infrastructures ferroviaires, 160 employés de la compagnie ont été tués depuis février. Mais nous continuons à travailler, on ne s'arrêtera pas. Ils ont bombardé la gare de Kramatorsk parce que c'est là que nous regroupions les personnes à évacuer. Après ce bombardement, nous avons déplacé nos activités à Pokrovsk. Ils sont inhumains. Ils ne respectent aucune règle de la guerre", ajoute-t-il en alternant le russe et l'ukrainien.

Le Donbass, en guerre depuis 2014
Médecin originaire de cette région, Oleksander Babitch a effectué toute sa carrière au sein des chemins de fer ukrainiens. Après avoir longtemps travaillé dans les hôpitaux de la compagnie dans l'est de l'Ukraine, il a été réaffecté dans la région de Kiev en 2014 quand la guerre du Donbass a éclaté. Ses parents vivent toujours à Bakhmout, entre Donetsk et Kramatorsk, à quelques kilomètres seulement des combats. Souriant, énergique, déterminé, il connaît intimement les drames que vivent les habitants de cette région.

"Ceux qui avaient décidé de partir sont partis il y a longtemps. Ceux qui partent maintenant sont ceux qui ne voulaient pas partir, mais qui ont été frappés par une tragédie. Il y a quelques jours, nous avons évacué un couple de personnes âgées dont la maison a été détruite par un bombardement. Eux ont eu le temps de se réfugier dans un abri, mais pas leur fille, qui a été tuée. Ils l'ont enterrée dans le jardin, puis ils sont partis de Volnovakha."

Trois heures après avoir quitté Dnipro, le train s'arrête en gare de Pokrovsk. Il faut rapidement prendre en charge les personnes que des cars et des ambulances amènent à la gare, évaluer leur état de santé, leurs besoins et les installer dans le train – le tout en l'espace de deux heures. L'équipe des chemins de fer pensait recueillir aujourd'hui 200 déplacés mais ils ne sont finalement que 101 à embarquer. "C'est probablement l'intensité des combats qui a empêché les déplacements des civils et des volontaires qui vont les chercher un peu partout dans la région", nous explique-t-on.

"Plus on avance vers le front, plus la situation est difficile. Il y a beaucoup d'endroits où nous ne pouvons plus aller", raconte Oleksander, un de ces jeunes volontaires en T-shirt orange. "Nous disons aux gens : 'Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir revenir, faites votre choix.' Mais certains ne veulent pas partir, même quand ils vivent cachés dans des caves avec des enfants. Je ne sais pas comment les convaincre." Oleksander tente de comprendre leurs raisons : "Ils doivent avoir peur de perdre tout ce qu'ils possèdent. Ou bien ils ne savent pas où aller. Ils sont tellement angoissés qu'ils décident de rester à tout prix. Ils pensent peut-être qu'on va les voler ou les tromper… C'est mon interprétation."

Arrivée de Donets'ke, un village entre Sloviansk et Lyman, Lyudmila est enfin installée dans un compartiment avec sa mère, très âgée et invalide. "Nous ne voulions pas quitter notre maison, car ma mère avait une chambre médicalisée. Et puis, personne ne veut quitter sa maison", dit-elle au bord des larmes. "Mais une bombe à fragmentation a fait exploser toutes nos vitres il y a deux jours. Nous avons vécu dans les couloirs et dans la cave. C'était trop dur, insupportable. Nous avons décidé de partir parce que c'était maintenant ou jamais. Plus d'Internet, plus de réseau portable, on n'avait plus d'informations. Et on n'avait plus de gaz, l'électricité seulement de temps en temps, et plus grand-chose à manger non plus."

Quelques sièges plus loin, une jeune femme accompagnée de sa mère et de leurs enfants déballent un pique-nique. Cette famille, elle, a eu la chance de ne pas avoir été rattrapée par les combats acharnés qui se déroulent à une centaine de kilomètres de là. Réfugiée en Pologne depuis le début de la guerre, Lina est revenue convaincre sa mère de quitter le Donbass. Elles feront le voyage jusqu'à Lviv, terminus de ce train, puis espèrent regagner la Pologne. "Nous voulons revenir quand ce sera terminé", soupire tristement Valentina, la mère, qui a perdu son mari dans les affrontements au Donbass intervenus après 2014. "C'est bien d'être un invité, mais c'est encore mieux d'être chez soi."

Dans un autre compartiment, deux femmes se font face, les yeux dans le vague, une valise à leurs pieds. Victoria est institutrice à Pokrovsk et compte s'arrêter à Dnipro. "Après, je ne sais pas", nous dit-elle. "Si je pouvais rester, je le ferais, car j'ai toute ma vie ici. Mais la meilleure façon pour moi d'aider l'armée ukrainienne, c'est de partir, pour qu'elle puisse nous libérer. C'est ce que nous répètent les autorités locales tous les jours."

Mme Tsivilina, elle, a quitté la ville d'Artemivsk, nous dit-elle. Il faut comprendre "Bakhmout", car la ville a changé de nom en 2015, après l'adoption en Ukraine d'une loi de "décommunisation". Peuplée de 77 000 habitants, la bourgade a retrouvé son nom d'origine. "J'ai attendu, mais maintenant, il n'y a plus de lumières aux fenêtres le soir. Les gens ne sortent que pour acheter à manger. Quand je pense à mon appartement, j'ai envie de pleurer", confie la vieille dame.

Après nos questions, les deux femmes entament une brève conversation. "J'ai regardé la parade du 9-Mai à la télévision pour essayer de comprendre pourquoi la Russie nous fait ça. Il doit bien y avoir une raison, mais je ne comprends pas laquelle. Il faut respecter notre liberté, nous ne les avons pas invités à venir", rappelle l'institutrice. "Il n'y aucune raison valable d'envahir l'Ukraine. Nous pouvons vivre comme nous le souhaitons. Ils n'ont pas à nous sauver de nous-mêmes", répond Mme Tsivilina, qui va rejoindre des parents à Kryvyï Rih, la ville natale du président Volodymir Zelensky.

Un siècle de guerre au Donbass
Un silence s'installe, puis la vieille dame reprend, d'une voix basse : "Je reviendrai quand la guerre sera finie, mais j'ai 83 ans… Cette région a tant souffert, pendant si longtemps, avec l'Holodomor [une famine orchestrée par Staline qui fit au moins 2,5 millions de morts en Ukraine dans les années 1930, NDLR], puis l'Holocauste [plus de 1 million de juifs ukrainiens périrent entre 1941 et 1944, NDLR]. Et aujourd'hui, c'est horrible ce qu'ils [les Russes] font subir à Marioupol. Poutine, c'est Hitler."

Depuis 2014, dans l'Est, les combats entre les séparatistes pro-russes, activement soutenus par Moscou, et l'armée ukrainienne ont fait plus de 13 000 morts selon l'ONU et provoqué le déplacement de près de 1,5  million de personnes. Depuis le début de l'offensive russe en février, les combats ont atteint un niveau de violence inouï. Moscou veut à tout prix s'emparer de l'intégralité du Donbass et vaincre l'armée ukrainienne qui lui résiste depuis huit ans. Un objectif qu'Oleksander Babitch, le médecin originaire de cette région, rejette avec force : "Nous résisterons jusqu'à la dernière goutte de sang s'il le faut. Nous les empêcherons de nous détruire."



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