Monsieur le Président, le 25 mars 2012, les électeurs sénégalais ont choisi de faire de vous le quatrième Président de la République, en vous accordant 65 % de leurs suffrages. Ils étaient encouragés dans leur choix par votre programme qui leur promettait le progrès, le mieux-être. Vous avez surtout pris devant eux des engagements formels, plusieurs fois réitérés au Sénégal comme hors du pays. Ces engagements sont suffisamment connus pour qu’on ait besoin de s’y attarder longuement. Plus de quatre ans après, vos compatriotes constatent qu’ils ne vous entendent plus parler de transparence, de sobriété, de vertu, ni de la primauté de la Patrie sur l’APR. Vous n’en parlez pratiquement plus, puisque la gouvernance que vous mettez en œuvre depuis votre installation officielle le 2 avril 2012, c’est exactement le contraire de vos engagements. Votre gouvernance – on n’a pas besoin de rentrer dans les détails pour le démontrer – n’est ni transparente, ni sobre, ni vertueuse. En outre, votre parti et votre coalition ont pris nettement le large devant la pauvre petite patrie. Je n’ai pas besoin, pour ce qui me concerne en tout cas, de m’attarder sur ces constats qui crèvent les yeux : je les ai illustrés à suffisance dans nombre de mes contributions antérieures. Vos compatriotes le constatent aussi au quotidien, à travers vos comportements.
Vous avez trahi en particulier votre engagement plusieurs fois réitéré (parfois dans des circonstances solennelles) à réduire, au cas où vous étiez élu, le mandat présidentiel de sept à cinq ans, et à vous l’appliquer. On connaît la suite : vous attendez quatre ans pour, contre toute attente, conditionner la mise en œuvre de votre engagement à un avis du Conseil constitutionnel. Que ne l’aviez-vous pas annoncé entre les deux tours ou une fois définitivement élu ? Votre éminent conseiller juridique devrait quand même vous le conseiller ! Nous retenons donc, qu’en vous abritant derrière l’avis-décision du Conseil constitutionnel, vous avez trahi votre engagement solennel, vous avez trahi vos électeurs et le pays tout entier. Ce wax waxeet est bien plus décevant, bien plus dégradant que celui de votre prédécesseur.
Vous avez aussi dilué votre promesse de transparence dans un autre subterfuge : la nécessité d’accélérer la cadence vers l’émergence. Dans cette perspective, vous privilégiez largement le gré à gré qui devient de plus en plus la règle au détriment de l’appel d’offre. Pour ne prendre qu’un exemple, le marché de l’autoroute « Ila Touba » nous est tombé pratiquement du ciel : 112 km pour un coût de 416 milliards de francs CFA ! Autant de milliards pour une autoroute de 112 km, qui se construit sur un terrain plat et sablonneux, avec seulement pour obstacles quelques arbres sahéliens ! Comparaison n’est certainement pas raison. Cependant, nous n’avons pas pu résister à la tentation de comparer « Ila Touba » à l’Autoroute Marrakech-Agadir mise en circulation en 2010
Autoroute Thiès-Touba
Autoroute Agadir Marrakech
Longueur
113 km
230 km
Aires de service
1
4 (dont 1 avec des parkings
Sécurisés)
Echangeurs
6
7
Ponts
25
90
Viaducs4
0
11
Tunnels
0
1 (de longueur 560 m5 )
Postes de péage
1 en pleine voie et 4 sur échangeurs
1 en pleine voie et 7 sur échangeurs
Passages pour véhicules
0
30
Passerelles pour piétons
20 (pour piétons et véhicules non motorisés)
26
Coût global
418 mds FCFA
480 mds F CFA (8 mds dirhams marocains)
Comme on le constate en lisant le tableau, l’autoroute Marrakech-Agadir apparaît comme un projet « hors normes », si on le compare à l’Autoroute Thiès-Touba. Pourtant, les deux infrastructures ont un coût presque équivalent, avec une différence de moins de 15% entre les deux. Selon mes informateurs (des techniciens de haut niveau), cette différence s’efface d’ailleurs si on considère qu’il faut sûrement ajouter, pour Thiès-Touba, les immanquables exonérations fiscales et autres facilitations douanières qui caractérisent ce type de contrat négocié on ne sait comment et par qui. Les Chinois paieront-ils les droits de douane pour les différents matériels qu’ils vont importer ? Probablement non. A l’arrivée donc, nous risquons, nous pauvres contribuables sénégalais, de nous retrouver avec une autoroute Thiès-Touba bien plus coûteuse que l’Autoroute Marrakech-Agadir, deux fois plus longue et avec des caractéristiques techniques et fonctionnelles sans commune mesure.
Nous courons le même risque avec ce Train Express régional (TER) de 54 km, qui va nous coûter 507 milliards de francs CFA. C’est, du moins, ce qu’a révélé votre Secrétaire d’Etat au Réseau ferroviaire, M. Abdou Ndéné Sall, dans un entretien à L’Observateur. Il y précise : « Le Train Express Régional (TER) va coûter près de 507 milliards F CFA répartis comme suit : les rails Dakar-Aibd 366 milliards, le matériel roulant (11 rames) 86 milliards et les provisions (15%) 55 milliards F CFA». Invité à l’Emission « Objection » de Baye Oumar Guèye de Sud FM, je l’ai entendu donner un montant légèrement inférieur à 507 milliards.
En tous les cas, M. le Président, 507 milliards, même un peu moins pour votre projet de TER, c’est presque fou pour le pays pauvre et endetté que nous sommes. Nous faisons face à surtout des priorités bien plus pressantes que ce TER. Des marchés aussi faramineux, nous en entendons parler tous les jours, sans en avoir la moindre information. Ainsi, on nous annonce qu’il faut 62 milliards pour terminer les travaux de l’AIBD. Combien nous coûtera finalement cet aéroport ? Nous ne le saurons sûrement jamais.
Monsieur le Président de la République, de tels exemples, je pouvais les multiplier. La transparence que vous nous avez promise est donc loin d’être au rendez-vous. Comme vous n’en parlez pratiquement plus, certains de vos proches s’emploient à nous faire croire encore à la transparence de votre gouvernance. En particulier, dans l’entretien qu’il a accordé au journal Sud quotidien du 10 juin 2016, le député Moustapha Diakhaté (qui a le vent en poupe ces temps derniers), évoque la CRÉI que vous avez exhumée et les autres dispositifs que vous avez mis en place : Code de la Transparence, réforme de la Cour des Comptes pour lui donner plus de pouvoir d’intervention et de contrôle des comptes publics, élargissement des assujettis à la déclaration de patrimoine, etc. Le Président de votre Groupe parlementaire – il est bien vôtre – insiste particulièrement sur la création de l’OFNAC, « une structure essentielle pour la probité des acteurs publics » et auquel vous avez donné « des pouvoirs énormes pour lui permettre de combattre efficacement la corruption et le détournement des deniers publics ».
Une autre de vos proches, Mme Aminata touré, entre dans la danse pour affirmer qu’ « en quatre ans, des progrès indéniables ont été accomplis en matière de lutte contre la corruption ». Elle rappelle « notre corpus législatif et réglementaire (qui) s’est enrichi de dispositifs normatifs permettant une meilleure gestion des deniers publics », ces mêmes dispositifs déjà cités par son camarade M. Diakhaté. Mme Touré poursuit sa plaidoirie en ces termes : « Pendant quatre décennies, le pillage des ressources publiques a été longtemps la règle. Il faut reconnaître que beaucoup de chemin a été parcouru depuis mars 2012 et c’est à mettre au crédit du Président Sall . . . »
Monsieur le Président de la République, vos avocats insistent particulièrement sur les dispositifs que vous avez mis en place. Monsieur le Président, vous êtes bien placé pour savoir que le principal n’est pas de mettre en place ces dispositifs. Le principal, ce sont les résultats concrets obtenus. Or, de ce point de vue, nous restons sur notre faim. La Cour des Comptes dont M. Diakhaté chante les réformes dépose chaque année entre vos mains des rapports qui épinglent gravement des gestionnaires de deniers publics. L’Inspection générale d’Etat (IGE) en fait autant. J’ai lu beaucoup de rapports de ces structures de contrôle et me suis indigné de la gravité des fautes dont de nombreux directeurs généraux et directeurs d’agences ou de sociétés nationales continuent allègrement de se rendre coupables. Je ne connais pas, depuis votre accession à la magistrature suprême, un seul délinquant présumé qui ait été sanctionné. Vous confortez au contraire les mauvais gestionnaires, avec ce coude que vous mettez sur les dossiers.
Le 24 mai 2016, la Présidente de l’OFNAC a rendu public le Rapport d’activités 2014-2015 de l’Office au King Fahd Palace. C’est à vous qu’elle devait le présenter au cours d’une audience solennelle qui lui a été refusée, sous le prétexte fallacieux d’un agenda chargé. Prétexte fallacieux puisque la Présidente du Conseil économique, social et environnemental et celle du Haut Conseil du Dialogue social vous ont présenté respectivement leurs Rapports d’activités, de façon solennelle, les 25 et 23 mai 2016. En vérité, Monsieur le Président de la République, vous donnez la forte impression de ne plus vouloir sentir l’OFNAC et sa Présidente car, vous vous êtes sans doute rendu compte que celle-ci a décidé d’exercer tous les pouvoirs que la loi donne à l’institution qu’elle préside. Vous ne supportez pas, apparemment, que deux des dossiers déposés par l’OFNAC auprès du Procureur de la République mettent en cause deux de vos proches. Votre position, dans cette affaire, est déjà le signe que les deux présumés coupables ne seront pas le moins du monde inquiétés. Votre Directeur de Cabinet a d’ailleurs donné le ton dès que le Rapport de l’OFNAC a été rendu public, en faisant une sortie au vitriol contre sa Présidente.
A quoi servent donc ces structures de contrôle que certains de vos proches portent toujours en bandoulière ? Finalement pas à grand-chose. Jusqu’à preuve du contraire, l’IGE ne recevra jamais pour mission de votre part d’aller contrôler la gestion de la Poste, du COUD, de l’ARTP, du PAD, etc. Et même si, par extraordinaire, c’était le cas, ce ne serait que pour la galerie.
Monsieur le Président, votre gouvernance n’est pas transparente. Elle n’est, non plus, ni juste, ni sobre, ni vertueuse. Vous avez publiquement béni la transhumance. Non content de la bénir, vous l’encouragez et l’entretenez au niveau le plus élevé de l’Etat. Vous voulez finalement en faire une pratique normale. Vous n’y parviendrez pas. Un membre de votre parti, Me Djibryl War, la conçoit bien autrement. Défendant la libération de Karim Wade dans un entretien au journal Le Populaire du 13 juin 2016, il martèle : « Imaginez ce qu’il (Karim) devait ressentir, lorsqu’il voyait, pour la première fois, dans sa cellule, à travers la télé, ses anciens courtisans qui, comme des oiseaux picoreurs, reprendre leur envol migratoire au gré des saisons politiques, transhumance oblige, en direction du nouveau pouvoir, dans la proximité immédiate du Président et de la Première Dame, l’abandonnant à son triste sort. »
Monsieur le Président de la République, votre militant a parfaitement campé la transhumance, qui est une pratique détestable, n’ayant pas sa place dans une gouvernance vertueuse. En outre, sa valeur ajoutée dans votre réélection est presque nulle.
Monsieur le Président, vous ne faites que nous décevoir depuis le 2 avril 2012, en reniant sans état d’âme vos engagements. Vous allez sûrement nous donner le coup de grâce avec deux graves décisions en perspective : la reconstitution de la famille libérale et la libération de Karim Wade. Le PDS et son vieux chef ont pillé le pays pendant douze longues années, détraqué notre administration et malmené nos institutions. Nous en avions assez de leur gouvernance nauséabonde et les avons renvoyés sans équivoque dans l’opposition le 25 mars 2012. Voilà que vous allez nous les faire revenir par la fenêtre et ajouter gravement à la mal gouvernance que vous nous imposez. Basta, M. le Président ! De grâce, épargnez-nous ce martyre ! Nous souffrons déjà terriblement des pratiques liées à votre gouvernance.
Voilà encore, M. le Président, que vous décidez de libérer Karim Wade, sous le prétexte fallacieux que beaucoup de monde en fait la demande et qu’il a déjà purgé la moitié de sa peine. Vous vous y êtes tellement mal pris que les rôles sont inversés : vous êtes désormais sur la défensive, pendant que Wade-père, Wade-fils et leur clan sont en position de force. Wade-fils en est tellement conscient qu’il cracherait sur la grâce et exigerait l’amnistie, car « il est blanc comme neige ». Bizarrement, la culpabilité a changé de camp.
En tout cas, M. le Président, la libération de Karim Wade sonnera le glas de la CRÉI comme des autres structures mises en place pour lutter contre l’enrichissement illicite, la corruption, les détournements de deniers publics et toutes autres pratiques malsaines qui obèrent nos maigres ressources.
Karim Wade et les autres (Aïda Ndiongue et consorts) libérés – car ils le seront sûrement –, vous n’oserez plus lever le plus petit doigt sur aucun autre Sénégalais, aucune autre Sénégalaise. Les vingt-quatre compatriotes qui devaient suivre Karim Wade poussent un ouf de soulagement : on n’a pas besoin d’être un devin pour savoir qu’ils ne seront plus poursuivis. Pourtant, nombre d’entre eux, sinon tous ont participé au pillage systématique de nos ressources. Vous le savez parfaitement, M. le Président de la République, car vous les avez pratiqués pendant huit ans, à des niveaux très élevés. La CRÉI ne les avait pas sûrement désignés par hasard comme délinquants présumés.
Quelques-uns de vos proches, notamment Me Djibryl War, veulent vous faire croire que vous avez été abusé, trompé par des « esprits pervers, haineux, revanchards (qui voulaient) assouvir leur vengeance sur la personne de l’ancien Président Abdoulaye Wade à travers son fils, en utilisant la CRÉI ». Vous seriez donc à ce point influençable, M. le Président ! En réalité, il n’en est rien. Et c’est un autre de vos proches, le député Moustapha Diakhaté, qui va prendre le contre-pied de son camarade War. Dans un communiqué, il rappelle que la Traque des Biens mal acquis et la lutte contre l’impunité représentent « une exigence populaire et la mise en œuvre d’une promesse électorale du candidat Macky sall ». Il ajoute que, dans le Yoonu Yokkute, vous vous êtes engagé à « prendre des mesures fortes pour vous attaquer, une fois élu, à la corruption et aux détournements de deniers publics (…) ».
Ce même député veut nous faire avaler que si vous n’avez pas gagné jusqu’ici votre combat, c’est que vous n’êtes soutenu ni par votre propre parti, ni par votre coalition, ni par la Société civile. Vous seriez encore plus gêné par des « lobbies politiques et religieux, voire des hommes d’affaires qui tiennent tous en otage le pays, en le tirant vers le bas ». M. Diakhaté va plus loin encore en disant constater, en dépit de tous vos efforts, « l’accueil glacial que l’opinion, d’une manière générale, a réservé à (votre) nouvelle politique de bonne et de gouvernance vertueuse ». Ce proche vous raconte des histoires, M. le Président. Quelle est cette opinion qui accueille de façon glaciale une politique de bonne gouvernance ? Quand même ! En outre, il veut vous faire croire que vous n’êtes pas capable de mener seul le combat contre la corruption et les détournements de deniers publics ! M. le Président de la République, vous avez entre vos mains tous les instruments qui vous permettent de lutter avec succès contre ces fléaux. Vous serez soutenu par l’écrasante majorité de vos compatriotes, si vous êtes sincère dans votre combat. S’il existe, quelque part, des adversaires à la lutte contre la bonne gouvernance, il faut les chercher du côté de la famille que vous envisagez de reconstituer.
M. le Président de la République, il est de temps de conclure, même si je le fais le cœur gros car, il existe encore tellement de problèmes sur lesquels je pouvais continuer de vous interpeller ! M. le Président, après le reniement de pratiquement tous vos engagements, vous regardez encore sans état d’âme vos compatriotes les yeux dans les yeux. Où trouvez-vous cette force ? La réponse à cette question est à chercher peut-être dans la chance inouïe que vous avez de régner sur un peuple prêt à avaler passivement toutes les couleuvres, à encaisser tous les coups, un peuple qui encaisse mieux que le regretté Mohamed Ali, du temps de sa splendeur. Même si vous étiez encore jeune, vous vous rappelez certainement le combat qui l’a opposé à son compatriote George Foreman. C’était en 1974, au Stade Tata Raphael de Kinshasa. Forman, un grand cogneur à l’époque, a roué de coups son adversaire à certains moments, au point que des observateurs pensaient qu’il fallait arrêter le combat. Mais Mohamed Ali a tenu bon et, profitant de la fatigue de son adversaire qui envoyait des coups de façon désordonnée, les esquiva et l’envoya au tapis, contre toute attente.
J’espère que le peuple sénégalais sera capable du même sursaut le moment venu, pour vous barrer la route en 2019 si, entre-temps, vous ne changez pas cap. Ce dont je ne vous crois pas capable d’ailleurs, puisque votre gouvernance plonge trop profondément ses racines dans le système mis en place par votre prédécesseur, au lendemain du 19 mars 2000. Système qui vous colle à la peau et vous vaut d’envisager les deux graves décisions pour lesquelles le peuple sénégalais ne vous avait pas accordé sa confiance le 25 mars 2012.
Dakar, le 16 juin 2016
Mody Niang