« Son cas est emblématique et ses révélations sont à l’origine de la présente affaire ». C’est ainsi que le juge Renaud Van Ruymbeke présente Lylya Shobukhova, une championne russe de premier plan : elle a gagné le marathon de Chicago en 2009, 2010 et 2011 ainsi que celui de Londres en 2010. Mais en novembre 2011, les contrôles ont révélé qu’elle faisait partie de la fameuse liste des athlètes russes qui se dopaient. Lors de son audition à l’Agence mondiale anti-dopage (Ama), elle a accepté de coopérer pour bénéficier d’une sanction indulgente. Aussi, Lylya Shobukhova a révélé qu’elle se droguait avec des produits fournis par M.Portugalov, le médecin russe chargé de doper les athlètes qui a été interdit d’exercer à vie dans le sport, par le Tas . Ce dernier lui donnait des pilules (vitamines), de l’Epo et des ampoules d’hormones de croissance à s’injecter. En échange, elle s’engageait à reverser 5% de ses gains annuels à son entraîneur en chef M. Melnikov et à Portugalov. Les paiements se faisaient en espèces.
Portugalov, médecin spécialisé en…dopage
M. Portugalov lui adressait des mails sur le dosage à prendre, se référant à l’Epo et au dynatrope (hormone de croissance). Elle et son mari ont ainsi versé en espèces à M.M Portugalov et Melkinov 15.000 dollars en 2009, 35.000 dollars en 2010 et 35.000 dollars en 2011. «M.Shoboukhov (ndlr, mari de l’athlète) nous a déclaré que deux mois avant les championnats de Barcelone d’août 2010, elle avait participé aux championnats de Russie où elle avait réalisé une très bonne performance. Entre les deux, sur les conseils de Portugalov, elle fit une transfusion sanguine qui lui causa quelques troubles physiques ; la transfusion ayant été réalisée de façon incorrecte et dangereuse. Elle a alors cessé de se faire transfuser mais a continué les injections de Riboxin (équivalent russe d’Inozin), de Neaton, de Pananguin et d’Aktaviguin, des acides aminés, du fer prescrites par Porugalov », écrit le juge. «M.M Portugalov et Melnikov s’arrangeaient entre eux et choisissaient les dates de contrôle », a ajouté M. Shoboukhov : «C’est au vu des résultats d’analyse qu’ils choisissaient les dates des tests. Parfois, Melkinov nous téléphonait pour nous demander de venir à Moscou. Sinon, le contrôle se faisait chez nous à la maison ».
Shoboukhov a ainsi expliqué, d’après l’ordonnance de renvoi, que pour les prélèvements faits à domicile (ou ailleurs en Russie) qui étaient anonymisés (l’exemplaire du formulaire destiné au laboratoire ne comportait pas le nom de l’athlète mais uniquement un numéro), M.Melknov l’appelait systématiquement pour se faire communiquer ce numéro. Ainsi connaissait-il les numéros de tous les contrôles, de tous les tests passés en Russie, qu’il s’agisse des tests de Rusada (ndlr, agence antidopage russe) ou de Wada (ndlr, agence mondiale antidopage ». « Tout se passait bien jusqu’en 2011 quand il nous a demandé 150.00 euros », a révélé Shoboukhov.
Un premier versement de 150.00 euros
En effet, raconte le magistrat instructeur, du 1er au 24 décembre 2011, Lilya Shobukhova et son mari étaient au centre d’entraînement de Kislovodsk. Ils y reçurent un coup de téléphone de M. Melkinov les informant d’anomalies concernant le passeport biologique de Lilya Shobukhova dont le nom figurait sur une liste d’athlètes russes. Il leur expliquait qu’il fallait verser 150.000 pour ne plus figurer sur cette liste. «La liste des athlètes n’était autre que celle que Me Cissé s’était fait remettre par l’Iaaf et dont il devait donner connaissance à Valentin Balakhnichev (ndlr, ancien président de la fédération russe). M. Cissé s’est rendu à Moscou du 20 au 26 novembre 2011 et du 12 au 16 décembre 2011, comme l’attestent les relevés de voyages de l’Iaaf. L’hôtel Baltschug Kempiski a établi une facture au nom de Cissé pour un séjour du 12 au 16 décembre 2011. De même l’hôtel a établi une facture au nom de Papa Massata Diack du 24 au 26 novembre et du 15 au 26 décembre 2011 », révèle le juge.
« Nous nous sommes concertés avec Lilya, a déclaré son mari. Nous avions cet argent et nous avons décidé de verser pour qu’on nous laisse tranquille ».
Mais M. Shobukhov ne faisait pas confiance au système bancaire russe. Aussi, lorsqu’ils percevaient des gains de leur agent, M. Baranov, il les retirait de leur compte en plusieurs fois pour les déposer dans un coffre à la banque Sber Bank, agence de Beloretsk. La banque ne disposait en effet pas de suffisamment de dollars pour tout prendre en une seule fois. Cet argent provenait d’un autre lieu, a précisé Shoboukhov. «Il fallait que la banque commande les espèces à Moscou ou à Ekaterinbourg, centre le plus proche. Melkinov a demandé des euros. Nous lui avons répondu que nous n’avions pas cette somme en euros mais en dollars. Il nous a expliqué que nous pouvions lui apporter la somme équivalente en dollars. Mi-décembre 2011, j’ai appelé la banque pour demander la somme qui me manquait. J’avais dans mon coffre une somme qui n’était pas suffisante. J’ai donc demandé la différence à la banque. (…) J’ai amené l’argent chez moi. Puis, le 12 janvier, après la période des fêtes qui dure du 31 décembre au 7 janvier, ma femme et moi sommes partis à Moscou en avion avec 190.000 dollars », a détaillé Shoboukhov.
Les 190.000 dollars déposés, Me Cissé débarque à Moscou.
Ainsi, le 12 janvier 2012, Lilya Shobukhova et son mari débarquaient à Moscou où ils remettent, dans la matinée, les 190.000 dollars à Melkinov, lequel a déposé l’argent dans son coffre. Le 17 janvier 2012, Me Cissé se rendait à Moscou jusqu’au 21 janvier. Il y est retourné du 31 janvier au 3 février. «Cissé a reconnu avoir reçu 20.000 euros en espèces de Valentin Balakhnichev. Il a également bénéficié d’un virement de l’Araf (ndlr, fédération russe) de 50.000 euros au titre de ses «honoraires » qui résultent, d’après Cissé, d’un contrat conclu avec Balakhnichev. Deux factures d’honoraires de 10.000 euros chacune ont été établies par Me Cissé le 19 décembre 2011 à l’ordre de l’Araf en la personne de Valentin Balakhnichev et portent l’intitulé «plan national de prévention et de lutte contre le dopage avant les jeux olympiques de Londres 2012 ». M. Cissé a versé les espèces sur ses comptes Hsbc à Paris de 2010 à 2015 à hauteur de 147.550 euros et effectué très peu de retraits. On relève d’importants dépôts en 2010, 2011 et 2012, notamment : 19000 euros le 28 novembre 2011 (ventilés sur 3 comptes, Me Cissé a reçu la liste des 23 athlètes russes suspectés de dopage le 18 novembre et s’est rendu ainsi que Papa Massata Diack à Moscou du 20 au 24 novembre 2011, les dépôts ont eu lieu juste après son retour) ; 28.000 euros le 22 décembre 2011 et 4000 euros le 24 (ventilés sur 3 comptes, Me Cissé s’est rendu à Moscou du 12 au 16 décembre 2011 et les dépôts ont encore eu lieu à son retour) ; en mars 2012, 7100 euros et 13.000 euros en avril 2012 ; le compte de Me Cissé a été crédité des virements suivants provenant de l’Araf : 29.965 euros le 14 février 2013 et 19.980 euros le 28 février 2013 », détaille l’ordonnance.
147.550 euros déposés en espèces dans les comptes de Me Cissé
Début juin 2012, Lilya Shobukhova qui croyait que le cauchemar était fini pour elle a eu la surprise de recevoir un appel de Melnikov qui lui a demandé, cette fois-ci, 300.000 euros pour qu’elle puisse participer aux Jeux olympiques de Londres en juillet/août 2012. Il lui indiquait en effet que le premier versement était insuffisant. Questionné alors sur le premier versement, Melnikov déclarait à Lilya et à son époux qu’il avait été transmis «à un avocat ». Les 300.000 euros complémentaires, devaient, selon lui, être versés avant le 17 juillet, pour être (encore) «remis à l’avocat » qui devait venir à Moscou.
Encore 300.000 euros pour « l’avocat »
Deux jours en effet après l’appel de Melnikov à Lilya Shobukhova, M.Shoboukhov retirait 200.000 dollars de son coffre pour couvrir la première tranche de 192.000 dollars. Il commandait par la même occasion à la banque un complément de 120.000 dollars. Selon M.Shoboukhov, il s’est rendu le 18 juin avec son épouse à Moscou pour faire les démarches nécessaires à l’obtention d’un visa pour les Jo de Londres ; ils apportaient 190.000 dollars dans leurs bagages. Un collaborateur de M. Melkinov est venu les chercher à l’aéroport et s’est présenté sous le nom de Lukashkin (nldr, un employé de l’Araf). Il avait été envoyé par Melkinov pour récupérer la somme. Ils lui ont remis les 192.000 dollars. Le lendemain, Lilya Shobukhova et son mari recevaient un appel de Melnikov confirmant qu’il avait bien reçu l’argent. À son retour le 19 juin, Shoboukhov se rendait à sa banque où il retirait 120.000 dollars de son compte, correspondant à la seconde échéance. Le juge révèle : «Me Cissé est revenu à Moscou du 1er au 3 juillet, du 19 juillet au 22 juillet et du 27 au 31 août ; Papa Massata Diack les 2 et 3 juillet. Par ailleurs, le compte de la Société générale à Paris de Papa Massata Diack a été débité le 9 juillet 2012 de 3351 euros correspondant à une dépense réalisée à l’hôtel Hyatt Russie. Or, le 11 juillet, Lilya Shobukhova et son mari sont repartis à Moscou pour régler le solde. Ils se sont rendus dans le bureau de Melkinov au Comité olympique le 12 juillet avec 187.000 dollars en billets de 100 dollars et les lui ont remis ». «Là, ils nous a dit que l’argent sera donné à Habib, un avocat », soutient le mari de Lilya Shobukhova.
Le début d’un scandale tentaculaire
L’athlète russe participera à toutes les compétitions car effectivement la liste explosive, sur laquelle son nom figurait, était rangée dans les tiroirs. Mais, entre-temps, les gens commençaient à se poser des questions à l’Iaaf et le climat devenait malsain.
Fin décembre 2013, Melnikov signifie à Lilya qu’elle allait avoir des ennuis si elle participait aux compétitions de 2014. L’athlète, qui avait versé 450.000 euros en 2012, est dans tous ses états. Ce sera le point de départ d’un scandale qui va embraser l’athlétisme mondial. Qui plus, le 24 janvier 2014, Lilya est informée officiellement qu’elle était interdite de compétition pour cause de dopage. Elle exige alors le remboursement des sommes versées.
C’est ainsi que Melnikov demande à son mari, Shobukhov d’ouvrir un compte à la Sverbank. Le compte sera crédité, le 27 mars 2014, de la somme de 300.000 euros provenant d’un compte ouvert à Singapour par une société du nom de Black Tidings. Dans un courrier adressé au Comité éthique, Papa Massata Diack a contesté tout lien avec Black Tidings. «Cependant, les pièces transmises par les autorités judiciaires de Singapour prouvent le contraire. Le compte Black Tidings, utilisé pour rembourser Mme Shobukhova, prouvent le contraire. Le compte Black Tidings a été crédité de 547.819 Sgd le 27 mars 2014 par un virement provenant du compte Pamodzi consulting à la Société générale du Sénégal portant le numéro 06100794990. Cette opération est suivie d’un débit de 524.000 Sgd le 28 mars, soit les 300.000 euros en faveur de M.Shobukhov. Ainsi le compte Black Tidings ne servait-il que d’écran ».
Un virement en provenance de Dakar pour alimenter un compte écran logé à Singapour
Mais il y’a plus grave. Peu avant que Lilya ne soit remboursée, il y’a eu une rencontre houleuse, le 13 mars, entre les Shoboukhov, Melkinov et Valentin Balakhnichev. Le lendemain, Papa Massata Diack a envoyé un Sms à Me Cissé, extrait du téléphone saisi dans son cabinet lors d’une perquisition. «Habib, prévois de retourner les 50.000 euros reçus sur le cas Shoboukhova dés lundi. Valentin réclame un remboursement intégral de cette somme afin d’officialiser la sanction et la signature. Merci de préciser les modalités pratiques. Massata ».
« Habib, prévois de retourner les 50.000 euros », écrit Massata dans un Sms.
En effet, l’athlète était catégorique : tant qu’elle ne serait pas remboursée, elle ne signerait point la notification de sanction qui lui a été communiquée. «Ce Sms confirme qu’un accord a été pris à l’issue de la réunion du 13 et surtout que Papa Massata Diack, qui devait ordonner le remboursement le 27, en fut aussitôt informé par Valentin Balakhnichev. Ce Sms confirme aussi que Me Cissé a bien perçu une partie des fonds versés en 2012 par les Shoboukhov. C’est la raison pour laquelle Papa Massata Diack s’adresse à lui pour qu’il contribue au remboursement de ces fonds », tranche le juge.
« Bonjour, je vais remettre à AB half today », répond Me Cissé.
Le 2 avril, Papa Massata Diack a envoyé un nouveau Sms à Me Cissé lui demandant de le rappeler sur un autre numéro. L’avocat lui a répondu par Sms le 3 avril : «Bonjour, je vais remettre à AB half today (ndlr, la moitié aujourd’hui). J’ai besoin de 15 autres jours pour l’autre half. J’expliquerai à AB le pourquoi. Merci de ta compréhension ». «AB » correspond aux initiales d’Assane Ba, assistant de Papa Massata Diack. Qui a répondu, le même jour à Me Cissé : « Malheureusement, cher Maître, je ne peux faire patienter le président pour entériner sa décision. 15 jours non, mais 5 jours oui ». Il ajoutait, dans un Sms, le même jour : « Remise du reliquat le 10 avril Inchallah. Assane en sera informé ou il se peut que je sois à Paris pour 48 heures ». Me Cissé répond : « Ok, mais je ne vois pas lien avec la décision du Président ».
Le 9 avril, Massata envoyait un mail à Me Cissé : «Bonsoir, je ne serai pas à Paris mais Assane y est. Pourrais-tu lui remettre le reliquat ? A bientôt à Dakar. Massata ». L’avocat : «Bonsoir Massata. Désolé, j’ai manqué tes deux appels. J’étais en réunion, je contacterai Assane demain. See you in Dakar. Habib ».
Le 10 avril, Massata lui écrit deux Sms sans réponse : «Ok see Assane !» puis «As-tu vu Assane ? ».
Pourtant tout ceci n’est rien par rapport au «Titre V» de l’ordonnance intitulé « les comptes de Papa Massata Diack ». (À suivre...)
SOURCE : LIBÉRATION.