« Il faut de la force assurément pour tenir toujours la balance de la justice droite entre tant de gens qui font leurs efforts pour la faire pencher de leur côté », déclamait sans ambages, Louis XlV. Aussi longtemps que dure ce postulat et bien que rappelé dans un contexte de monarchie absolue, on ne saurait tout de même remette en cause le sens et la portée de cette affirmation qui avait tout l’air d’une invite à la vigilance et d’une mise en garde contre les travers d’une justice faible.
Recontextualisée, elle demeure plus que jamais actuel au moment où la justice sénégalaise traverse une crise sans précédent. Celle-ci est secouée par des entorses à l’effectivité de son indépendance et subit de plein fouet des entraves à son bon fonctionnement.
A une reluisante image de la justice, se substitue celle édulcorée d’un système judiciaire sénégalais critiqué en interne et caricaturé de l’extérieur.
Entre plaintes et complaintes, acteurs et justiciables peignent, sans détour leurs graffitis sur le mur de lamentations du temple de Thémis.
D’emblée, il faut souligner que la symbolique de la justice lui présume toutes les garanties de résistance aux tentations et les gages d’équilibre, de justesse et d’équité.
Emblème d’une « Dame », à la silhouette imposante, aux yeux bandés, synonyme d’impartialité, la justice se doit d’être le droit du plus faible, s’exerçant avec force de loi, à travers des hommes qui ne sont soumis qu’à l’autorité de celle-ci.
Debout sur ses jambes, le genou dénudé, elle suspend par sa main droite, une balance, symbole de l’équilibre et de la mesure. De par sa main gauche, cette « Dame » bien redoutée, disposant d’un attribut divin, traîne et fait planer son glaive sur la tête de chaque citoyen, au nom du respect de la loi. Sa toute puissance lui donne le pouvoir de faire usage de son marteau pour réduire au silence le moindre tumulte.
Elle peut peser de tout son poids pour sanctionner des coupables, disculper des innocents ou faire preuve de mansuétude et de clémence à l’égard même de certaines personnes, en conflit avec la loi.
L’impérium et le juridictio, constituent une paire de manches entre les mains de leur détenteur en vue d’assurer entre autres missions régaliennes notamment, faire régner l’ordre et la discipline, veiller à l’édification de l’état de droit et à l’objectivation des consciences pour paraphraser Cheikh Alioune Ndao.
Quid des caractéristiques de cette justice sénégalaise, d’inspiration française ?
Le constat est bien décevant. Loin d’être parfaite, elle est d’ailleurs naguère soumise à de rudes épreuves, oscillant entre méfiance, défiance et incohérences. Amères réalités ou de simples insinuations?
En tout cas, ce sentiment de malaise généralisé perçu jusque dans le tréfonds de la conscience populaire, loin de se dissiper, est charrié par une presse qui en fait ses choux gras. Où, le sensationnel noie dans une mare d’incertitudes et de mystères, toute objectivité du « fait juridique » et de la réalité judiciaire.
Aux défaillances réelles ou présumées de ses hommes ( acteurs judiciaires), s’ajoutent les cinglantes défectuosités d’un appareil judiciaire constitué d’une trilogie (Siège, Parquet et Greffe) dont ses composantes sont inextricablement liées les unes des autres pour former une partie de la chaîne judiciaire. En dépit de cette osmose de fait, celle-ci, se particularise par un siège instable malgré le caractère inamovible de ses membres, un parquet toujours aux ordres du supérieur. Et un greffe, qui, sciemment mis en quarantaine, lutte inlassablement pour sa survie et la reconnaissance de son rôle dans le dispositif judiciaire. Une réalité que lui dénient les autorités, souvent aphones et insensibles à ses interminables aboiements.
Aujourd’hui, c’est une évidence de dire que la justice sénégalaise essuie de sérieuses critiques relativement à ce qui fait même son essence c’est-à-dire son indépendance.
Cette dernière, bien que découlant des dispositions de la constitution et des règles fixant l’organisation du système judiciaire, peut s’apprécier avec une certaine variable dans la perception.
D’une part, l’indépendance fait figure d’une dépendance voulue et entretenue, avec une frange de la magistrature ( La magistrature debout) souvent inféodée à l’Exécutif, par la volonté du constituant. En clair, dans les textes comme dans les faits, les magistrats du parquet sont soumis au principe hiérarchique qui se traduit par l’existence d’un cordon ombilical liant ces derniers au Ministre de la justice. Celui-ci, étant chef suprême du Ministère public en vertu de l’article 28 du code de procédure pénale (CPP), obéit lui-même aux ordres de l’exécutif, notamment du Président de la République qui détient des pouvoirs exorbitants de nomination sur les magistrats.
A mon sens, sans vouloir jeter en pâture un quelconque acteur de la justice, il ne serait pas erroné de dire que cette subordination serait une porte béante à l’impunité de certaines personnes et une atteinte grave à l’égalité des citoyens devant la loi. Elle est souvent à l’avantage du pouvoir politique qui en fait une arme pour protéger des partisans, liquider des adversaires, museler une certaine presse et contenir des groupes de pression. Résultats des courses ! On assiste à une justice à géométrie variable avec en toile de fond des incongruités renversantes dans le traitement de certaines affaires. On se rappelle des glaçants aveux du Président de la République, sur des dossiers mis sous son coude, et dans un passé récent, des rapports des organes de contrôle (Cour des Comptes, IGE, OFNAC) malicieusement rangés dans des tiroirs pour n’être dépoussiérés qu’au gré des contextes politiques et selon les humeurs du Président de la République. L’affaire dite de Khalifa SALL et la caisse d’avance de la mairie de Dakar, illustre à plus d’un titre, une sérieuse atteinte au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, avec une immixtion de l’Exécutif dans les pouvoirs législatif et judiciaire. D’ailleurs les derniers développements de ce dossier politico-judiciaire, font état d’un mea-culpa d’une violation des droits de la defense et du respect d’un procès équitable.
Dans le même ordre d’idées, on ne peut s’empêcher de fustiger le constat d’une justice expéditive pour les VIP et celle à pas de caméléon pour les citoyens lambda. En clair, nombre de ces derniers, fussent ils des délinquants, continuent de croupir en détention préventive dans des prisons avec des conditions carcérales plus que dégradantes, surtout en cette période de Covid 19. Pourtant, leur seul tort, sans vouloir les dédouaner, est d’avoir eu la malchance de commettre de petits larcins, de braver un interdit (interdiction de manifester, violation des mesures du couvre-feu), ou de tenir des propos jugés malveillants ou désobligeants à l’endroit de certaines autorités( Offense au Chef de l’Etat).
Au même moment, d’autres d’une classe aisée ( célébrités, hommes politiques et religieux), souvent « délinquants à col blanc », se voient être fixés sur leur sort, en un temps record ou bénéficient du concours d’une main invisible, par la magie de certains mécanismes juridiques tels que l’amnistie et la grâce présidentielle ou de procédés judiciaires tels que la liberté provisoire, (cf, l’affaire du député Bougazily), le contrôle judiciaire… (affaire Cheikh Yerim SECK). Autrement dit, des personnes par le simple fait de leur statut professionnel ou de leur rang social, parviennent à se soustraire momentanément ou définitivement de l’action de la justice.
Autant d’éléments factuels, qui attestent à suffisance de la prégnance des entraves de droit et de fait, au principe d’indépendance.
Toutefois, la dépendance à la hiérarchie connaît quelques limites qui garantissent aux magistrats du parquet, une « relative » indépendance.
Il s’agit de la notion de pouvoir propre des Chefs du parquet( Procureur général et Procureur de la République) qui peuvent, ne pas suivre les instructions de leurs supérieurs, malgré un ordre formel. Ces derniers ne peuvent pas se substituer à eux car un acte relatif à la poursuite, ne peut être entrepris que par le chef auquel la loi donne exclusivement compétence. Cette règle n’est toutefois pas valable au sein d’un même parquet.
La seconde limite, trouve son ancrage dans l’adage qui dit que « la plume est serve mais la parole est libre ». Mais faudrait il que l’exercice de cette liberté de parole, soit plus une réalité qu’un simple refrain juridique.
D’autre part, il faut rappeler que le principe d’indépendance trouve tout son pesant d’or avec les magistrats du siège, à travers le principe d’inamovibilité dont bénéficient ces derniers.
Affirmé par l’article 6 al 1 de la loi organique n• 2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats, ce principe sacro-saint renvoie au fait que le juge(magistrat du siège ou assis), ne peut recevoir une affectation nouvelle même pour un avancement, sans son consentement préalable…
Il constitue alors un gage d’indépendance.
Cependant, celui-ci est parfois sérieusement éprouvé par les mécanismes de la nécessité du service, de l’intérim et par des pratiques telles que la consultation à domicile dont fait recours le pouvoir exécutif par le truchement du Conseil Supérieur de la Magistrature(CSM). Cet organe chargé de gérer la carrière des magistrats, est toujours présidé par le Président de la Republique.
Cette tempérance résulte de l’article 6 al 2 de la dite loi.
En sus, cette indépendance de la justice, malencontreusement appréciée sous l’angle restrictif de l’indépendance de la magistrature ou du magistrat, perd une partie de sa splendeur. En ce que celle-ci se veut une œuvre collective où chaque acteur, fut-il le maillon le plus faible, joue sa pleine partition. En réalité, c’est sur celui-ci que doit reposer toute la force de la chaîne [judiciaire] pour reprendre Khalil Gibrane. Cependant il est regrettable de constater que la non prise en compte de cette dimension inclusive, travestit la réalité des faits et porte atteinte à l’édification de ce principe d’indépendance.
A ces critiques objectives, viennent se greffer des limites d’un système pernicieux et qui cherche toujours à combler ses lacunes par des réformes souvent inadéquates.
Il urge de préciser que la question de l’indépendance, n’étant pas une fin en soi, doit plutôt être un moyen d’arriver à une justice de qualité dont l’efficacité et l’efficience sont mises au service exclusif du justiciable. On ne saurait alors parler de performance de la justice, si ses acteurs (Magistrats et travailleurs de la justice) sont laissés à eux-mêmes, à la merci des tentations et pressions extérieures. Si les premiers (Magistrats )en dépit des efforts significatifs faits sur le plan de la rémunération, continuent de réclamer à tort ou à raison de meilleures conditions de travail et de vie, qui sied à leur rang et à leurs responsabilités.
Les seconds quant à eux, constitués de Greffiers, d’Interprètes judiciaires, d’agents administratifs, de chauffeurs, d’informaticiens et j’en passe, continuent de vivre des situations d’agonie et d’angoisse sans pareille. Avec des salaires de misère frisant presque l’indigence, ils s’exposent à toutes sortes de nuisances et font l’objet d’un manque de considération et d’une méprise de la part de la tutelle. Une situation qui a comme corollaire une récurrence des perturbations notées dans le secteur avec des grèves tous azimuts des travailleurs. Pourtant, il est incontestable que le fardeau de la justice repose sur leurs épaules.
Mais jusque là, les autorités sont restées à la fois sourdes et muettes, sur les revendications de ces derniers. Ce qui d’année en année, ravive la flamme de la contestation, installant une situation de ni guerre ni paix entre gouvernement et Syndicats, au grand dam de la population impuissante et ne sachant pas où donner de la tête.
Fort malheureusement, l’Etat, au lieu de régler de manière définitive la question, préfère la différer en faisant recours à des Greffiers ad hoc. Une pratique certes légale, mais dont l’usage crée plus de problèmes qu’elle n’en règle. Elle entraine de fâcheuses conséquences dans l’issue de la procédure. Ce sont tantôt des renvois en à plus finir, tantôt des affaires vidées dont les décisions ne feront jamais l’objet d’une délivrance des jugements correspondants et qui par ricochet, ne seront jamais exécutoires.
Et ce sont des justiciables qui en pâtissent, comme c’est le cas ces derniers jours avec plus de trente jours successifs de grève du Sytjust pour exiger légitimement le respect des accords signés depuis 2018 avec le gouvernement. Un mouvement d’humeur qui n’a certes pas été suivi par les membres de la nouvelle formation syndicale de l’Union nationale des travailleurs de la justice(UNTJ), par principe et par raison, mais partagent avec leurs camarades grévistes, les principales préoccupations des travailleurs notamment les paiement des primes qui leur sont dues, la publication des décrets sur les fonds communs des greffes et l’application des mesures relatives à leur carrière, conformément au protocole d’accord signé entre les parties prenantes.
Par ailleurs, ces dysfonctionnements sont corroborés par l’inadéquation de certaines réformes plus basées sur des considérations théoriques, qui s’accommodent mal avec la réalité pratique et sans mesure d’accompagnement.
En atteste la réforme sur l’application du règlement 5 de l’UEMOA, qui exige l’assistance d’un conseil dès les premières heures de l’interpellation. C’est une réforme majeure pour l’amélioration et le respect des droits de la défense. Mais elle bute sans nul doute sur des obstacles qui annihilent l’efficacité de sa mise en œuvre. Parmi ceux-ci, on peut citer l’insuffisance du nombre d’avocats avec des ratios très en deçà des standards internationaux. On note au Sénégal une forte concentration des cabinets d’avocats dans les grandes villes comme Dakar. Par contre dans certaines zones reculées du pays la présence d’un avocat, est un luxe. Dans ces conditions, l’application de la mesure par les OPJ, se résume à une juste formalité pour ne pas courir le risque de voir leurs procès verbaux annulés.
En définitive, il n’est point exagéré de dire, à la lumière des arguments plus haut développés que Dame justice est bien au banc des accusés avec de lourdes charges pesant sur ses frêles épaules. Pour se défaire de cet étau qui se resserre plus en plus autour d’elle, il faudra qu’elle satisfasse à un certain nombre d’exigences majeures :
-Initier des réformes innovantes de nature à lever les goulots d’étranglement qui empêchent la machine judiciaire de tourner convenablement en rond ;
-Impliquer l’ensemble des acteurs de la justice, sans exception aucune dans une démarche inclusive de recherche de solutions ;
-Améliorer les conditions de travail et de vie de tous les acteurs en prenant en compte la sempiternelle question des revendications de travailleurs de la justice ;
C’est en ce sens, seulement qu’elle pourra recouvrer sa liberté, faire sa mue complète pour espérer exercer la plénitude de sa force au service exclusif du peuple au nom de qui elle est rendue./
Me Malick NDOUR, Greffier au Tribunal d’Instance Hors Classe de Dakar, responsable du bureau de l’état civil et SG, chargé des revendications de l’Union Nationale des Travailleurs de la Justice(UNTJ).