Prologue
Cela fait presque dix ans que j’ai brigué pour la première fois des fonctions politiques. J’avais alors trente-cinq ans. Sorti de la faculté de droit depuis quatre ans, récemment marié, je me montrais, d’une manière générale, impatient envers la vie l’Illinois était vacant et plusieurs de mes amis m’avaient suggéré de me présenter en arguant que mon expérience d’avocat spécialisé dans les droits civiques et les contacts que j’avais noués pendant les années où j’avais travaillé comme coordonnateur communautaire faisaient de moi un candidat possible.
Après en avoir discuté avec ma femme, je suis entré en lice et j’ai commencé à faire ce que fait tout candidat se présentant pour la première fois : parler à qui veut bien l’entendre.
Je me suis rendu dans les réunions de quartier et de paroisse, les instituts de beauté et les salons de coiffure. Si je repérais deux types plantés au coin d’une rue, je traversais pour leur remettre un tract. Partout où j’allais, on me servait une version ou une autre des deux mêmes questions : « D’où tenez-vous ce nom bizarre ? » et « Vous avez l’air d’un gars plutôt gentil. Pourquoi vous voulez vous embarquer dans un truc sale et méchant comme la politique ? »
J’étais particulièrement familiarisé avec cette dernière question, variante de celles qu’on m’avait posées, quelques années plus tôt, quand j’étais arrivé à Chicago pour exercer dans les quartiers pauvres.
Elle dénotait un certain cynisme non seulement à l’égard de la politique mais envers la notion même de vie publique, un cynisme nourri – du moins dans les quartiers du South Side que je souhaitais représenter – par des générations de promesses non tenues.
Je souriais en hochant la tête et je répondais généralement que je comprenais ce
scepticisme mais qu’il y avait, qu’il y avait toujours eu, en politique, une autre tradition, qui allait de la fondation du pays aux heures de gloire du mouvement pour les droits civiques, une tradition reposant sur l’idée simple que chacun de nous est concerné par ce qui arrive aux autres, que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, et que si suffisamment de gens croient à cette idée et agissent en conséquence, nous ne réglerons peut-être pas tous les problèmes mais nous ferons au moins quelque chose qui aura un sens.
C’était un argument convaincant, je crois. Et si je ne suis pas sûr que tous ceux à qui je l’ai soumis aient été impressionnés, un nombre plutôt grand d’entre eux ont suffisamment apprécié mon ardeur et ma jeune arrogance pour que je sois élu au Parlement de l’Illinois.
Six ans plus tard, lorsque j’ai décidé de me présenter au Sénat des Etats-Unis, je n’étais pas aussi sûr de moi.
Selon toute apparence, mon choix de carrière avait été payant. Après deux mandats pendant lesquels je m’étais échiné dans l’opposition, les démocrates avaient conquis la majorité au Sénat de l’Etat et j’avais contribué à faire adopter toute une série de lois pour l’Illinois, de la réforme de la peine capitale à l’extension du programme de santé pour les enfants. J’avais continué à enseigner à la faculté de droit de Chicago, un métier que j’aimais, et j’étais fréquemment invité à prendre la parole dans cette ville. J’avais réussi à préserver mon indépendance, ma réputation et mon mariage, qui, d’un point de vue statistique, s’étaient trouvés tous trois menacés dès que j’avais mis le pied dans la capitale de l’Etat.
Mais les années avaient aussi laissé des traces. Cela tenait simplement au fait que je vieillissais, je présume, car si vous êtes un peu attentif, chaque année de plus vous rend plus conscient de vos défauts : les aveuglements, les habitudes de pensée qui, innées ou acquises, ne peuvent qu’empirer avec le temps, aussi sûrement qu’une légère gêne à marcher se transforme en douleur dans la hanche.
Chez moi, l’un de ces défauts s’est révélé être une impatience chronique, une
incapacité à percevoir, même quand la situation était bonne, tous les bienfaits que j’avais sous les yeux. C’est un défaut inhérent à la vie moderne, je crois, inhérent aussi au caractère américain, et qui ne se manifeste nulle part plus clairement que dans le domaine de la politique. Reste à savoir si la politique engendre ce trait de personnalité ou si elle attire simplement ceux qui le présentent.
Quelqu’un a dit que tout homme s’efforce de se montrer digne des espérances de son père ou de réparer les erreurs de celui-ci, et je suppose que cela peut expliquer mon défaut aussi bien que tout le reste.
Quoi qu’il en soit, c’est à cause de cette impatience que j’ai décidé, en 2000, de défier un parlementaire démocrate sortant. La tentative était irréfléchie et j’ai essuyé une lourde défaite, le genre de raclée qui vous fait comprendre que la vie ne tourne pas forcément toujours comme vous l’avez prévu. Un an et demi plus tard, mes plaies étaient à peu près cicatrisées quand j’ai déjeuné avec un conseiller en communication qui m’encourageait depuis quelque temps à me
présenter au niveau national. Le hasard a voulu que ce rendez-vous ait
lieu à la fin de septembre 2001.
« Tu te rends sûrement compte que la situation politique a changé,
a-t-il déclaré en terminant sa salade.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? » ai-je répliqué, alors que j’avais parfaitement compris.Nous avons tous les deux baissé les yeux vers le journal posé sur la table. En première page s’étalait le visage d’Oussama ben Laden.
« Terrible, hein ? a-t-il marmonné en secouant la tête. Vraiment pas de chance. Tu ne peux pas changer de nom, bien sûr, les électeurs se méfient de ce genre de chose. Si tu étais au début de ta carrière, tu pourrais peut-être utiliser un surnom, quelque chose comme ça. Mais maintenant… »
Il a laissé sa phrase en suspens et, haussant les épaules en guise d’excuse, il a fait signe au serveur de nous apporter l’addition.
J’ai pensé qu’il avait raison et cette idée s’est mise à me ronger. Pour la première fois de ma carrière, j’ai souhaité voir des hommes politiques plus jeunes réussir là où j’avais échoué, occuper des fonctions plus élevées et faire avancer les choses. Les plaisirs de la politique – les poussées d’adrénaline pendant un débat, la chaleur animale d’une foule dans laquelle on plonge pour serrer des mains –
ont commencé à pâlir face aux côtés plus ingrats du métier : les collectes de fonds, les longs trajets de retour en voiture après un banquet ayant duré deux heures de plus que prévu, les repas infects, l’air vicié, les conversations téléphoniques tendues avec une épouse qui m’avait soutenu jusque-là mais qui en avait assez d’élever nos enfants seule et commençait à mettre en question mes priorités. Même le travail législatif qui m’avait incité à me présenter, à l’origine, commençait à me paraître trop pesant, trop éloigné des grandes batailles – sur les impôts, la sécurité, la santé publique, l’emploi – livrées au plan national. Je me suis mis à douter du chemin que j’avais choisi, à éprouver ce qu’un acteur ou un sportif doit sentir, j’imagine, quand, après des années passées à poursuivre son rêve, à faire le serveur dans un restaurant entre deux auditions ou à batailler péniblement dans un championnat de seconde zone, il se rend compte qui ni son talent ni la chance ne le mèneront plus loin. Le rêve ne se réalisera pas, il doit l’accepter en adulte et passer à des activités plus sensées, ou continuer à refuser de regarder la vérité en face pour finir dans la peau d’un individu aigri, querelleur, le plus souvent pitoyable. Refus d’admettre la réalité, colère, marchandage, désespoir : je ne suis pas sûr d’être passé par tous les stades décrits par les experts.
A un certain point, je suis cependant parvenu à accepter mes limites et, d’une certaine façon, mon caractère mortel. Je me suis concentré de nouveau sur mon travail au Sénat de l’Illinois, tirant une certaine satisfaction des réformes que ma position me permettait d’appuyer ou d’initier. J’ai passé plus de temps chez moi, j’ai regardé mes filles grandir, j’ai donné à ma femme l’amour qu’elle méritait et j’ai réfléchi à mes obligations à long terme. J’ai fait de l’exercice, j’ai lu des romans,
j’ai fini par prendre plaisir à la course de la Terre autour du Soleil, au
simple fait que les saisons se succèdent sans que j’y sois pour quelque
chose.
C’est cette acceptation de la réalité, je crois, qui m’a conduit à l’idée complètement insensée de me présenter au Sénat des Etats-Unis. La stratégie du tout ou rien, voilà comment j’ai présenté l’affaire à ma femme : une dernière tentative pour mettre mes idées à l’épreuve avant de passer à une existence plus calme, plus stable et mieux rémunérée.
Plus par commisération que par conviction, peut-être, elle a accepté cette dernière tentative, en précisant toutefois qu’étant donné sa préférence pour une vie familiale paisible et ordonnée je ne devais pas nécessairement compter sur son vote…
Je l’ai laissée se rassurer en considérant mes maigres chances. Le sortant républicain, Peter Fitzgerald, avait dépensé 19 millions de dollars de sa fortune personnelle pour battre le sénateur précédent, Carol Moseley Braun. Fitzgerald n’était pas très populaire et la politique ne semblait pas vraiment lui plaire, mais il disposait de fonds illimités dans sa famille et était en outre d’une intégrité véritable qui lui valait le respect, même réticent, des électeurs.
Un moment, Carol Moseley Braun réapparut, après quelques années à un poste d’ambassadrice en Nouvelle-Zélande, pour revendiquer son ancien siège, sa candidature potentielle me conduisant à mettre mon projet en réserve. Quand elle décida finalement de se présenter à la Maison-Blanche, un paquet de postulants au Sénat se manifesta. Le temps que Fitzgerald annonce qu’il ne se représentait pas, j’avais devant moi six adversaires aux primaires, parmi lesquels le président de la cour des comptes de l’Illinois, un homme d’affaires possédant des centaines de millions de dollars, l’ancien chef de cabinet du maire de Chicago, Richard Daley, et une Noire travaillant dans les services médicaux, dont les parieurs avisés estimaient qu’elle diviserait l’électorat afro-américain et vouerait à l’échec les quelques chances que j’avais pu entrevoir au départ.
Je m’en moquais.
Libéré de toute pression par le bas niveau de mes espérances, renforcé dans ma crédibilité par plusieurs déclarations de soutien bienvenues, je me suis lancé dans la course avec une énergie et une joie que je croyais avoir perdues. J’ai engagé quatre collaborateurs brillants, entre vingt-cinq et trente ans, pour des salaires modiques convenant à mes ressources. Nous avons trouvé un petit bureau, nous avons fait imprimer du papier à en-tête, installé des lignes téléphoniques et quelques ordinateurs.
Quatre ou cinq heures par jour, je téléphonais aux donateurs démocrates en essayant de les inciter à me rappeler. Je donnais des conférences de presse auxquelles personne n’assistait. Notre équipe a demandé à participer au défilé annuel de la Saint-Patrick et on nous a relégués en queue de cortège : mes dix
bénévoles et moi, nous marchions juste devant les camions à benne de
la voirie et nous saluions de la main les quelques égarés demeurés sur les trottoirs tandis que les éboueurs vidaient les poubelles et détachaient des réverbères les trèfles verts autocollants.
Mais, surtout, je sillonnais les routes, souvent seul, de circonscription en circonscription à Chicago, puis de comté en comté et de petite ville en petite ville, parcourant finalement tout l’Etat, au fil de kilomètres et de kilomètres de champs de maïs et de haricots, de voies ferrées et de silos. Ce n’était pas très efficace. Sans l’appareil du Parti démocrate de l’Etat, sans véritable mailing ni utilisation d’Internet, je ne pouvais compter que sur des amis ou des connaissances pour ouvrir leur maison à qui voulait bien venir m’y rencontrer ou pour organiser
ma venue dans leur église, au siège de leur syndicat ou à leur club de bridge. Parfois, après avoir roulé plusieurs heures, je ne trouvais que deux ou trois personnes m’attendant autour d’une table de cuisine. Je devais rassurer mes hôtes, leur confirmer que c’était très bien et les complimenter sur les rafraîchissements qu’ils avaient préparés. Parfois, j’assistais jusqu’au bout à un service religieux et le pasteur oubliait de me donner la parole, ou le secrétaire de l’union locale me laissait parler à ses membres avant d’annoncer que le syndicat avait décidé de soutenir quelqu’un d’autre.
Mais, qu’il y ait eu deux ou cinquante personnes à la réunion, qu’elle se soit déroulée dans le jardin agréablement ombragé d’une majestueuse résidence de la North Shore, dans un appartement sans ascenseur du West Side ou dans une ferme à la sortie de Bloomington, que les participants aient été amicaux, indifférents ou, à l’occasion, hostiles, je tâchais de discourir le moins possible pour écouter ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaient de leur boulot, de leur entreprise, de l’école locale, de leur colère contre Bush et contre les démocrates, de leur chien, de leur douleur dans le dos, de leurs années de guerre, de leur
enfance. Certains avaient des théories élaborées pour expliquer la perte d’emplois industriels ou le coût élevé des soins médicaux. D’autres répétaient ce qu’ils avaient entendu sur la station de Rush Limbaugh ou sur National Public Radio, mais la plupart étaient trop occupés par leur travail ou leurs gosses pour s’intéresser vraiment à la politique et ils parlaient plutôt de ce qu’ils avaient sous les yeux : une usine fermée, une facture de chauffage élevée, un parent dans une maison de retraite, les premiers pas d’un enfant…
Aucune révélation aveuglante n’a jailli de ces mois de conversations. Ou alors ceci : la modicité des espoirs des gens, et la similarité de leurs convictions, quelles que soient l’origine ethnique, la région, la religion ou la classe sociale. La très grande majorité d’entre eux estimaient que toute personne souhaitant travailler devrait pouvoir trouver un emploi lui assurant de quoi vivre. Que les gens ne devraient pas être obligés de déposer le bilan parce qu’ils tombent malades. Que chaque enfant a droit à un enseignement de qualité – pas seulement du bla-bla – et que ce même enfant doit pouvoir faire des études même si ses parents ne sont pas riches. Ils voulaient être protégés des criminels
comme des terroristes ; ils voulaient un air et de l’eau purs, du temps avec leurs enfants. Et pouvoir, une fois vieux, prendre leur retraite dans la dignité et le respect. C’était à peu près tout. Ce n’était pas demander la Lune. Et s’ils comprenaient que leur réussite dans la vie dépendait en premier lieu de leurs efforts, s’ils n’attendaient pas du gouvernement qu’il résolve tous leurs problèmes et s’ils n’aimaient pas voir gaspiller l’argent de leurs impôts, ils n’en pensaient pas moins que le gouvernement se devait de les aider. Je leur ai dit qu’ils avaient raison : le gouvernement ne pouvait pas résoudre tous leurs problèmes mais, avec quelques changements dans l’ordre des priorités, nous pourrions assurer à chaque enfant une vraie chance dans la vie et relever les défis auxquels nous étions confrontés en tant que nation. Le plus souvent, ils marquaient leur accord d’un. hochement de tête et me demandaient comment ils pouvaient s’impliquer. Je reprenais alors la route vers ma prochaine étape, une carte dépliée sur le siège passager, et je savais à nouveau pourquoi
j’avais décidé de faire de la politique.
J’avais l’impression de travailler plus dur que jamais. Ce livre découle de ces conversations au long de la campagne électorale. Non seulement mes rencontres avec les électeurs m’ont confirmé l’honnêteté foncière du peuple américain, mais elles m’ont rappelé qu’au cœur de l’expérience américaine un ensemble d’idéaux continue à stimuler notre conscience collective : un patrimoine commun de valeurs nous unit malgré nos différences, un fil d’espoir
permet à notre expérience improbable de la démocratie de fonctionner. Ces valeurs et ces idéaux ne trouvent pas seulement leur expression sur les stèles en marbre des monuments ou dans la récitation des manuels d’histoire. Ils demeurent vivants dans le cœur et l’esprit de la plupart des Américains et sont à même de nous inspirer orgueil, sens du devoir et du sacrifice.
J’ai conscience des risques que je prends en tenant ce discours. Dans une ère de mondialisation et de changements technologiques étourdissants, où la politique se pratique à couteaux tirés, en ces temps traversés d’impitoyables guerres de civilisations, nous ne possédons même pas, semble-t-il, un langage commun pour discuter de nos idéaux, encore moins des instruments pour parvenir à un consensus même approximatif sur la façon dont nous pourrions, en tant que
nation, œuvrer ensemble pour réaliser ces idéaux. La plupart d’entre
nous sont familiers des méthodes des publicitaires, des sondeurs, des rédacteurs de discours et des experts.
Nous savons que des mots ronflants peuvent être mis au service d’objectifs cyniques, que les sentiments les plus nobles peuvent être dévoyés au profit de l’appétit de pouvoir, de l’opportunisme, de la cupidité et de l’intolérance. Jusqu’aux manuels d’histoire des lycées qui soulignent que, dès sa
naissance, la réalité américaine s’est écartée de ses mythes. Dans un tel climat, toute affirmation d’idéaux partagés ou de valeurs communes peut paraître désespérément naïve, voire dangereuse, elle peut sembler n’être qu’une tentative pour masquer des divergences sérieuses en matière politique ou, pis encore, un moyen d’étouffer les plaintes de ceux qui se sentent lésés par nos arrangements institutionnels.
Je maintiens cependant que nous n’avons pas le choix. Pas besoin de sondage pour savoir qu’une vaste majorité d’Américains – républicains, démocrates, indépendants – sont las de ce que la politique est devenue, de cette zone mortelle où des intérêts étroits se disputent des privilèges, où des minorités idéologiques cherchent à imposer leur version de la vérité absolue. Que nous appartenions à des Etats rouges ou bleus , nous sentons au plus profond de nous-mêmes un manque de sincérité, de rigueur et de bon sens dans nos débats politiques, nous rejetons ce qui nous apparaît comme un sempiternel
menu de choix faux ou étriqués. Croyants ou non, blancs, noirs, basanés, nous sentons, à juste titre, que les défis les plus importants sont négligés et que si nous ne changeons pas rapidement de cap nous pourrions être la première génération depuis très longtemps à laisser derrière elle une Amérique plus faible et plus divisée que celle dont nous avons hérité. Aujourd’hui plus que jamais peut-être, dans notre histoire récente, nous avons besoin d’une nouvelle sorte de politique, capable de creuser et de bâtir sur ces conceptions communes qui nous rassemblent.
C’est le sujet de ce livre : comment entamer le processus de
changement de notre politique et de nos vies de citoyens. Cela ne signifie pas que je sache exactement comment il faut s’y prendre. Je l’ignore. Si j’aborde dans chaque chapitre un certain nombre des défis les plus pressants, si j’esquisse à grands traits la voie que selon moi nous devrions suivre, la façon dont je traite ces problèmes est souvent partielle et incomplète. Je ne propose aucune théorie unificatrice de gouvernement et ces pages ne constituent pas un manifeste pour
l’action, avec courbes et graphiques, calendriers et plans en dix points. Ce que je propose est plus modeste : des réflexions personnelles sur les valeurs et les idéaux qui m’ont fait entrer en politique, sur la façon dont notre discours actuel nous divise sans nécessité, et mon propre jugement – appuyé sur mon expérience de sénateur et d’avocat, de mari et de père, de chrétien et de sceptique – sur la manière dont nous pouvons fonder notre politique sur la notion d’un bien commun. Quelques précisions sur la construction de ce livre. Le premier chapitre fait le bilan de notre histoire politique récente et s’efforce
d’éclairer certaines racines de l’esprit partisan actuel.
Dans le deuxième chapitre, je discute des valeurs communes qui pourraient servir de fondement à un nouveau consensus politique. Le chapitre trois explore
la Constitution, non comme simple source de droits individuels mais aussi comme moyen d’organiser un débat démocratique sur notre avenir collectif. Dans le chapitre quatre, je m’efforce d’éclairer quelques-unes des forces institutionnelles – finance, médias, groupes d’intérêts, procédure législative – qui paralysent l’homme politique le mieux intentionné. Dans les cinq derniers chapitres, je suggère une manière de surmonter nos divisions pour nous atteler efficacement aux problèmes concrets : l’insécurité économique croissante de nombreuses familles américaines, les tensions raciales et religieuses dans le corps politique et les menaces transnationales – du terrorisme aux pandémies
– qui s’accumulent au-delà de nos côtes. Je me doute que certains lecteurs trouveront déséquilibrée cette présentation des problèmes. A ce chef d’accusation, je réponds : coupable. Je suis démocrate, après tout. Mes opinions sur la plupart des sujets sont plus proches des éditoriaux du New York Times que de ceux du Wall Street Journal. Je suis contre la politique qui favorise constamment les riches et les puissants au détriment des Américains moyens et je soutiens que le gouvernement doit contribuer à donner une chance à chacun. Je crois à l’évolution, à la recherche scientifique et au réchauffement de la planète ; je crois en la liberté d’expression, politiquement correcte et incorrecte, et je ne suis pas partisan d’utiliser le gouvernement pour imposer des convictions religieuses, quelles qu’elles soient – y compris les miennes –, aux non-croyants. En outre, je suis prisonnier de ma propre histoire : je ne peux m’empêcher de voir l’expérience américaine à travers le prisme d’un Noir à l’héritage métissé, gardant sans cesse à l’esprit que des générations d’hommes et de femmes qui me ressemblent ont été asservis et stigmatisés, toujours
conscient des manières subtiles et moins subtiles dont l’appartenance à une race et à une classe sociale continue à modeler nos vies.
Je ne me réduis cependant pas à cela. Je pense aussi qu’il arrive à mon parti d’être arrogant, indifférent et dogmatique. Je crois à l’économie de marché, à la concurrence, à l’esprit d’entreprise, et je pense qu’un bon nombre de programmes gouvernementaux ne fonctionnent pas comme on le proclame. Je voudrais que le pays ait moins d’avocats et plus d’ingénieurs. Je crois que l’Amérique a plus souvent été du côté du bien que du mal dans le monde. Je me fais peu d’illusions sur nos ennemis, et j’admire le courage et la compétence de
nos militaires. Je rejette la politique reposant uniquement sur l’identité raciale, l’identité sexuelle et la victimisation en général. Je suis convaincu que ce qui afflige les quartiers défavorisés participe d’un effondrement de la culture qu’on ne guérira pas seulement par l’argent, et que nos valeurs, notre vie spirituelle comptent au moins autant que notre PIB.
Sans nul doute, certaines de ces opinions me vaudront des ennuis.
Cela fait presque dix ans que j’ai brigué pour la première fois des fonctions politiques. J’avais alors trente-cinq ans. Sorti de la faculté de droit depuis quatre ans, récemment marié, je me montrais, d’une manière générale, impatient envers la vie l’Illinois était vacant et plusieurs de mes amis m’avaient suggéré de me présenter en arguant que mon expérience d’avocat spécialisé dans les droits civiques et les contacts que j’avais noués pendant les années où j’avais travaillé comme coordonnateur communautaire faisaient de moi un candidat possible.
Après en avoir discuté avec ma femme, je suis entré en lice et j’ai commencé à faire ce que fait tout candidat se présentant pour la première fois : parler à qui veut bien l’entendre.
Je me suis rendu dans les réunions de quartier et de paroisse, les instituts de beauté et les salons de coiffure. Si je repérais deux types plantés au coin d’une rue, je traversais pour leur remettre un tract. Partout où j’allais, on me servait une version ou une autre des deux mêmes questions : « D’où tenez-vous ce nom bizarre ? » et « Vous avez l’air d’un gars plutôt gentil. Pourquoi vous voulez vous embarquer dans un truc sale et méchant comme la politique ? »
J’étais particulièrement familiarisé avec cette dernière question, variante de celles qu’on m’avait posées, quelques années plus tôt, quand j’étais arrivé à Chicago pour exercer dans les quartiers pauvres.
Elle dénotait un certain cynisme non seulement à l’égard de la politique mais envers la notion même de vie publique, un cynisme nourri – du moins dans les quartiers du South Side que je souhaitais représenter – par des générations de promesses non tenues.
Je souriais en hochant la tête et je répondais généralement que je comprenais ce
scepticisme mais qu’il y avait, qu’il y avait toujours eu, en politique, une autre tradition, qui allait de la fondation du pays aux heures de gloire du mouvement pour les droits civiques, une tradition reposant sur l’idée simple que chacun de nous est concerné par ce qui arrive aux autres, que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, et que si suffisamment de gens croient à cette idée et agissent en conséquence, nous ne réglerons peut-être pas tous les problèmes mais nous ferons au moins quelque chose qui aura un sens.
C’était un argument convaincant, je crois. Et si je ne suis pas sûr que tous ceux à qui je l’ai soumis aient été impressionnés, un nombre plutôt grand d’entre eux ont suffisamment apprécié mon ardeur et ma jeune arrogance pour que je sois élu au Parlement de l’Illinois.
Six ans plus tard, lorsque j’ai décidé de me présenter au Sénat des Etats-Unis, je n’étais pas aussi sûr de moi.
Selon toute apparence, mon choix de carrière avait été payant. Après deux mandats pendant lesquels je m’étais échiné dans l’opposition, les démocrates avaient conquis la majorité au Sénat de l’Etat et j’avais contribué à faire adopter toute une série de lois pour l’Illinois, de la réforme de la peine capitale à l’extension du programme de santé pour les enfants. J’avais continué à enseigner à la faculté de droit de Chicago, un métier que j’aimais, et j’étais fréquemment invité à prendre la parole dans cette ville. J’avais réussi à préserver mon indépendance, ma réputation et mon mariage, qui, d’un point de vue statistique, s’étaient trouvés tous trois menacés dès que j’avais mis le pied dans la capitale de l’Etat.
Mais les années avaient aussi laissé des traces. Cela tenait simplement au fait que je vieillissais, je présume, car si vous êtes un peu attentif, chaque année de plus vous rend plus conscient de vos défauts : les aveuglements, les habitudes de pensée qui, innées ou acquises, ne peuvent qu’empirer avec le temps, aussi sûrement qu’une légère gêne à marcher se transforme en douleur dans la hanche.
Chez moi, l’un de ces défauts s’est révélé être une impatience chronique, une
incapacité à percevoir, même quand la situation était bonne, tous les bienfaits que j’avais sous les yeux. C’est un défaut inhérent à la vie moderne, je crois, inhérent aussi au caractère américain, et qui ne se manifeste nulle part plus clairement que dans le domaine de la politique. Reste à savoir si la politique engendre ce trait de personnalité ou si elle attire simplement ceux qui le présentent.
Quelqu’un a dit que tout homme s’efforce de se montrer digne des espérances de son père ou de réparer les erreurs de celui-ci, et je suppose que cela peut expliquer mon défaut aussi bien que tout le reste.
Quoi qu’il en soit, c’est à cause de cette impatience que j’ai décidé, en 2000, de défier un parlementaire démocrate sortant. La tentative était irréfléchie et j’ai essuyé une lourde défaite, le genre de raclée qui vous fait comprendre que la vie ne tourne pas forcément toujours comme vous l’avez prévu. Un an et demi plus tard, mes plaies étaient à peu près cicatrisées quand j’ai déjeuné avec un conseiller en communication qui m’encourageait depuis quelque temps à me
présenter au niveau national. Le hasard a voulu que ce rendez-vous ait
lieu à la fin de septembre 2001.
« Tu te rends sûrement compte que la situation politique a changé,
a-t-il déclaré en terminant sa salade.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? » ai-je répliqué, alors que j’avais parfaitement compris.Nous avons tous les deux baissé les yeux vers le journal posé sur la table. En première page s’étalait le visage d’Oussama ben Laden.
« Terrible, hein ? a-t-il marmonné en secouant la tête. Vraiment pas de chance. Tu ne peux pas changer de nom, bien sûr, les électeurs se méfient de ce genre de chose. Si tu étais au début de ta carrière, tu pourrais peut-être utiliser un surnom, quelque chose comme ça. Mais maintenant… »
Il a laissé sa phrase en suspens et, haussant les épaules en guise d’excuse, il a fait signe au serveur de nous apporter l’addition.
J’ai pensé qu’il avait raison et cette idée s’est mise à me ronger. Pour la première fois de ma carrière, j’ai souhaité voir des hommes politiques plus jeunes réussir là où j’avais échoué, occuper des fonctions plus élevées et faire avancer les choses. Les plaisirs de la politique – les poussées d’adrénaline pendant un débat, la chaleur animale d’une foule dans laquelle on plonge pour serrer des mains –
ont commencé à pâlir face aux côtés plus ingrats du métier : les collectes de fonds, les longs trajets de retour en voiture après un banquet ayant duré deux heures de plus que prévu, les repas infects, l’air vicié, les conversations téléphoniques tendues avec une épouse qui m’avait soutenu jusque-là mais qui en avait assez d’élever nos enfants seule et commençait à mettre en question mes priorités. Même le travail législatif qui m’avait incité à me présenter, à l’origine, commençait à me paraître trop pesant, trop éloigné des grandes batailles – sur les impôts, la sécurité, la santé publique, l’emploi – livrées au plan national. Je me suis mis à douter du chemin que j’avais choisi, à éprouver ce qu’un acteur ou un sportif doit sentir, j’imagine, quand, après des années passées à poursuivre son rêve, à faire le serveur dans un restaurant entre deux auditions ou à batailler péniblement dans un championnat de seconde zone, il se rend compte qui ni son talent ni la chance ne le mèneront plus loin. Le rêve ne se réalisera pas, il doit l’accepter en adulte et passer à des activités plus sensées, ou continuer à refuser de regarder la vérité en face pour finir dans la peau d’un individu aigri, querelleur, le plus souvent pitoyable. Refus d’admettre la réalité, colère, marchandage, désespoir : je ne suis pas sûr d’être passé par tous les stades décrits par les experts.
A un certain point, je suis cependant parvenu à accepter mes limites et, d’une certaine façon, mon caractère mortel. Je me suis concentré de nouveau sur mon travail au Sénat de l’Illinois, tirant une certaine satisfaction des réformes que ma position me permettait d’appuyer ou d’initier. J’ai passé plus de temps chez moi, j’ai regardé mes filles grandir, j’ai donné à ma femme l’amour qu’elle méritait et j’ai réfléchi à mes obligations à long terme. J’ai fait de l’exercice, j’ai lu des romans,
j’ai fini par prendre plaisir à la course de la Terre autour du Soleil, au
simple fait que les saisons se succèdent sans que j’y sois pour quelque
chose.
C’est cette acceptation de la réalité, je crois, qui m’a conduit à l’idée complètement insensée de me présenter au Sénat des Etats-Unis. La stratégie du tout ou rien, voilà comment j’ai présenté l’affaire à ma femme : une dernière tentative pour mettre mes idées à l’épreuve avant de passer à une existence plus calme, plus stable et mieux rémunérée.
Plus par commisération que par conviction, peut-être, elle a accepté cette dernière tentative, en précisant toutefois qu’étant donné sa préférence pour une vie familiale paisible et ordonnée je ne devais pas nécessairement compter sur son vote…
Je l’ai laissée se rassurer en considérant mes maigres chances. Le sortant républicain, Peter Fitzgerald, avait dépensé 19 millions de dollars de sa fortune personnelle pour battre le sénateur précédent, Carol Moseley Braun. Fitzgerald n’était pas très populaire et la politique ne semblait pas vraiment lui plaire, mais il disposait de fonds illimités dans sa famille et était en outre d’une intégrité véritable qui lui valait le respect, même réticent, des électeurs.
Un moment, Carol Moseley Braun réapparut, après quelques années à un poste d’ambassadrice en Nouvelle-Zélande, pour revendiquer son ancien siège, sa candidature potentielle me conduisant à mettre mon projet en réserve. Quand elle décida finalement de se présenter à la Maison-Blanche, un paquet de postulants au Sénat se manifesta. Le temps que Fitzgerald annonce qu’il ne se représentait pas, j’avais devant moi six adversaires aux primaires, parmi lesquels le président de la cour des comptes de l’Illinois, un homme d’affaires possédant des centaines de millions de dollars, l’ancien chef de cabinet du maire de Chicago, Richard Daley, et une Noire travaillant dans les services médicaux, dont les parieurs avisés estimaient qu’elle diviserait l’électorat afro-américain et vouerait à l’échec les quelques chances que j’avais pu entrevoir au départ.
Je m’en moquais.
Libéré de toute pression par le bas niveau de mes espérances, renforcé dans ma crédibilité par plusieurs déclarations de soutien bienvenues, je me suis lancé dans la course avec une énergie et une joie que je croyais avoir perdues. J’ai engagé quatre collaborateurs brillants, entre vingt-cinq et trente ans, pour des salaires modiques convenant à mes ressources. Nous avons trouvé un petit bureau, nous avons fait imprimer du papier à en-tête, installé des lignes téléphoniques et quelques ordinateurs.
Quatre ou cinq heures par jour, je téléphonais aux donateurs démocrates en essayant de les inciter à me rappeler. Je donnais des conférences de presse auxquelles personne n’assistait. Notre équipe a demandé à participer au défilé annuel de la Saint-Patrick et on nous a relégués en queue de cortège : mes dix
bénévoles et moi, nous marchions juste devant les camions à benne de
la voirie et nous saluions de la main les quelques égarés demeurés sur les trottoirs tandis que les éboueurs vidaient les poubelles et détachaient des réverbères les trèfles verts autocollants.
Mais, surtout, je sillonnais les routes, souvent seul, de circonscription en circonscription à Chicago, puis de comté en comté et de petite ville en petite ville, parcourant finalement tout l’Etat, au fil de kilomètres et de kilomètres de champs de maïs et de haricots, de voies ferrées et de silos. Ce n’était pas très efficace. Sans l’appareil du Parti démocrate de l’Etat, sans véritable mailing ni utilisation d’Internet, je ne pouvais compter que sur des amis ou des connaissances pour ouvrir leur maison à qui voulait bien venir m’y rencontrer ou pour organiser
ma venue dans leur église, au siège de leur syndicat ou à leur club de bridge. Parfois, après avoir roulé plusieurs heures, je ne trouvais que deux ou trois personnes m’attendant autour d’une table de cuisine. Je devais rassurer mes hôtes, leur confirmer que c’était très bien et les complimenter sur les rafraîchissements qu’ils avaient préparés. Parfois, j’assistais jusqu’au bout à un service religieux et le pasteur oubliait de me donner la parole, ou le secrétaire de l’union locale me laissait parler à ses membres avant d’annoncer que le syndicat avait décidé de soutenir quelqu’un d’autre.
Mais, qu’il y ait eu deux ou cinquante personnes à la réunion, qu’elle se soit déroulée dans le jardin agréablement ombragé d’une majestueuse résidence de la North Shore, dans un appartement sans ascenseur du West Side ou dans une ferme à la sortie de Bloomington, que les participants aient été amicaux, indifférents ou, à l’occasion, hostiles, je tâchais de discourir le moins possible pour écouter ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaient de leur boulot, de leur entreprise, de l’école locale, de leur colère contre Bush et contre les démocrates, de leur chien, de leur douleur dans le dos, de leurs années de guerre, de leur
enfance. Certains avaient des théories élaborées pour expliquer la perte d’emplois industriels ou le coût élevé des soins médicaux. D’autres répétaient ce qu’ils avaient entendu sur la station de Rush Limbaugh ou sur National Public Radio, mais la plupart étaient trop occupés par leur travail ou leurs gosses pour s’intéresser vraiment à la politique et ils parlaient plutôt de ce qu’ils avaient sous les yeux : une usine fermée, une facture de chauffage élevée, un parent dans une maison de retraite, les premiers pas d’un enfant…
Aucune révélation aveuglante n’a jailli de ces mois de conversations. Ou alors ceci : la modicité des espoirs des gens, et la similarité de leurs convictions, quelles que soient l’origine ethnique, la région, la religion ou la classe sociale. La très grande majorité d’entre eux estimaient que toute personne souhaitant travailler devrait pouvoir trouver un emploi lui assurant de quoi vivre. Que les gens ne devraient pas être obligés de déposer le bilan parce qu’ils tombent malades. Que chaque enfant a droit à un enseignement de qualité – pas seulement du bla-bla – et que ce même enfant doit pouvoir faire des études même si ses parents ne sont pas riches. Ils voulaient être protégés des criminels
comme des terroristes ; ils voulaient un air et de l’eau purs, du temps avec leurs enfants. Et pouvoir, une fois vieux, prendre leur retraite dans la dignité et le respect. C’était à peu près tout. Ce n’était pas demander la Lune. Et s’ils comprenaient que leur réussite dans la vie dépendait en premier lieu de leurs efforts, s’ils n’attendaient pas du gouvernement qu’il résolve tous leurs problèmes et s’ils n’aimaient pas voir gaspiller l’argent de leurs impôts, ils n’en pensaient pas moins que le gouvernement se devait de les aider. Je leur ai dit qu’ils avaient raison : le gouvernement ne pouvait pas résoudre tous leurs problèmes mais, avec quelques changements dans l’ordre des priorités, nous pourrions assurer à chaque enfant une vraie chance dans la vie et relever les défis auxquels nous étions confrontés en tant que nation. Le plus souvent, ils marquaient leur accord d’un. hochement de tête et me demandaient comment ils pouvaient s’impliquer. Je reprenais alors la route vers ma prochaine étape, une carte dépliée sur le siège passager, et je savais à nouveau pourquoi
j’avais décidé de faire de la politique.
J’avais l’impression de travailler plus dur que jamais. Ce livre découle de ces conversations au long de la campagne électorale. Non seulement mes rencontres avec les électeurs m’ont confirmé l’honnêteté foncière du peuple américain, mais elles m’ont rappelé qu’au cœur de l’expérience américaine un ensemble d’idéaux continue à stimuler notre conscience collective : un patrimoine commun de valeurs nous unit malgré nos différences, un fil d’espoir
permet à notre expérience improbable de la démocratie de fonctionner. Ces valeurs et ces idéaux ne trouvent pas seulement leur expression sur les stèles en marbre des monuments ou dans la récitation des manuels d’histoire. Ils demeurent vivants dans le cœur et l’esprit de la plupart des Américains et sont à même de nous inspirer orgueil, sens du devoir et du sacrifice.
J’ai conscience des risques que je prends en tenant ce discours. Dans une ère de mondialisation et de changements technologiques étourdissants, où la politique se pratique à couteaux tirés, en ces temps traversés d’impitoyables guerres de civilisations, nous ne possédons même pas, semble-t-il, un langage commun pour discuter de nos idéaux, encore moins des instruments pour parvenir à un consensus même approximatif sur la façon dont nous pourrions, en tant que
nation, œuvrer ensemble pour réaliser ces idéaux. La plupart d’entre
nous sont familiers des méthodes des publicitaires, des sondeurs, des rédacteurs de discours et des experts.
Nous savons que des mots ronflants peuvent être mis au service d’objectifs cyniques, que les sentiments les plus nobles peuvent être dévoyés au profit de l’appétit de pouvoir, de l’opportunisme, de la cupidité et de l’intolérance. Jusqu’aux manuels d’histoire des lycées qui soulignent que, dès sa
naissance, la réalité américaine s’est écartée de ses mythes. Dans un tel climat, toute affirmation d’idéaux partagés ou de valeurs communes peut paraître désespérément naïve, voire dangereuse, elle peut sembler n’être qu’une tentative pour masquer des divergences sérieuses en matière politique ou, pis encore, un moyen d’étouffer les plaintes de ceux qui se sentent lésés par nos arrangements institutionnels.
Je maintiens cependant que nous n’avons pas le choix. Pas besoin de sondage pour savoir qu’une vaste majorité d’Américains – républicains, démocrates, indépendants – sont las de ce que la politique est devenue, de cette zone mortelle où des intérêts étroits se disputent des privilèges, où des minorités idéologiques cherchent à imposer leur version de la vérité absolue. Que nous appartenions à des Etats rouges ou bleus , nous sentons au plus profond de nous-mêmes un manque de sincérité, de rigueur et de bon sens dans nos débats politiques, nous rejetons ce qui nous apparaît comme un sempiternel
menu de choix faux ou étriqués. Croyants ou non, blancs, noirs, basanés, nous sentons, à juste titre, que les défis les plus importants sont négligés et que si nous ne changeons pas rapidement de cap nous pourrions être la première génération depuis très longtemps à laisser derrière elle une Amérique plus faible et plus divisée que celle dont nous avons hérité. Aujourd’hui plus que jamais peut-être, dans notre histoire récente, nous avons besoin d’une nouvelle sorte de politique, capable de creuser et de bâtir sur ces conceptions communes qui nous rassemblent.
C’est le sujet de ce livre : comment entamer le processus de
changement de notre politique et de nos vies de citoyens. Cela ne signifie pas que je sache exactement comment il faut s’y prendre. Je l’ignore. Si j’aborde dans chaque chapitre un certain nombre des défis les plus pressants, si j’esquisse à grands traits la voie que selon moi nous devrions suivre, la façon dont je traite ces problèmes est souvent partielle et incomplète. Je ne propose aucune théorie unificatrice de gouvernement et ces pages ne constituent pas un manifeste pour
l’action, avec courbes et graphiques, calendriers et plans en dix points. Ce que je propose est plus modeste : des réflexions personnelles sur les valeurs et les idéaux qui m’ont fait entrer en politique, sur la façon dont notre discours actuel nous divise sans nécessité, et mon propre jugement – appuyé sur mon expérience de sénateur et d’avocat, de mari et de père, de chrétien et de sceptique – sur la manière dont nous pouvons fonder notre politique sur la notion d’un bien commun. Quelques précisions sur la construction de ce livre. Le premier chapitre fait le bilan de notre histoire politique récente et s’efforce
d’éclairer certaines racines de l’esprit partisan actuel.
Dans le deuxième chapitre, je discute des valeurs communes qui pourraient servir de fondement à un nouveau consensus politique. Le chapitre trois explore
la Constitution, non comme simple source de droits individuels mais aussi comme moyen d’organiser un débat démocratique sur notre avenir collectif. Dans le chapitre quatre, je m’efforce d’éclairer quelques-unes des forces institutionnelles – finance, médias, groupes d’intérêts, procédure législative – qui paralysent l’homme politique le mieux intentionné. Dans les cinq derniers chapitres, je suggère une manière de surmonter nos divisions pour nous atteler efficacement aux problèmes concrets : l’insécurité économique croissante de nombreuses familles américaines, les tensions raciales et religieuses dans le corps politique et les menaces transnationales – du terrorisme aux pandémies
– qui s’accumulent au-delà de nos côtes. Je me doute que certains lecteurs trouveront déséquilibrée cette présentation des problèmes. A ce chef d’accusation, je réponds : coupable. Je suis démocrate, après tout. Mes opinions sur la plupart des sujets sont plus proches des éditoriaux du New York Times que de ceux du Wall Street Journal. Je suis contre la politique qui favorise constamment les riches et les puissants au détriment des Américains moyens et je soutiens que le gouvernement doit contribuer à donner une chance à chacun. Je crois à l’évolution, à la recherche scientifique et au réchauffement de la planète ; je crois en la liberté d’expression, politiquement correcte et incorrecte, et je ne suis pas partisan d’utiliser le gouvernement pour imposer des convictions religieuses, quelles qu’elles soient – y compris les miennes –, aux non-croyants. En outre, je suis prisonnier de ma propre histoire : je ne peux m’empêcher de voir l’expérience américaine à travers le prisme d’un Noir à l’héritage métissé, gardant sans cesse à l’esprit que des générations d’hommes et de femmes qui me ressemblent ont été asservis et stigmatisés, toujours
conscient des manières subtiles et moins subtiles dont l’appartenance à une race et à une classe sociale continue à modeler nos vies.
Je ne me réduis cependant pas à cela. Je pense aussi qu’il arrive à mon parti d’être arrogant, indifférent et dogmatique. Je crois à l’économie de marché, à la concurrence, à l’esprit d’entreprise, et je pense qu’un bon nombre de programmes gouvernementaux ne fonctionnent pas comme on le proclame. Je voudrais que le pays ait moins d’avocats et plus d’ingénieurs. Je crois que l’Amérique a plus souvent été du côté du bien que du mal dans le monde. Je me fais peu d’illusions sur nos ennemis, et j’admire le courage et la compétence de
nos militaires. Je rejette la politique reposant uniquement sur l’identité raciale, l’identité sexuelle et la victimisation en général. Je suis convaincu que ce qui afflige les quartiers défavorisés participe d’un effondrement de la culture qu’on ne guérira pas seulement par l’argent, et que nos valeurs, notre vie spirituelle comptent au moins autant que notre PIB.
Sans nul doute, certaines de ces opinions me vaudront des ennuis.