Un après-midi tiède de début novembre, peu après 16 heures, un bateau en bois coloré — un cayuco, comme on les appelle — entre dans le port de La Restinga, sur l’île canarienne d’El Hierro. À bord : des personnes originaires d’Afrique subsaharienne. Peu auparavant, elles ont quitté une côte africaine quelconque, cap au nord-ouest, en route vers une nouvelle vie en Europe. Après plusieurs jours en mer, une terre apparaît à l’horizon : El Hierro. Elles ont réussi.
Sur le quai les attendent des agents de la Police nationale espagnole et de la Guardia Civil, la police militaire, ainsi que des infirmiers, des médecins et des interprètes. Un protocole bien établi se met en place : les migrants débarquent, ceux qui ne tiennent pas debout sont placés dans un fauteuil roulant. Chaque personne est photographiée. Dans un conteneur, infirmiers et médecins vérifient leur état de santé. Si besoin, des ambulances sont prêtes. Parfois, un hélicoptère doit intervenir. Parfois, c’est un corbillard.
Depuis un an et demi, cette petite île de 12 000 habitants est devenue un point chaud de la crise migratoire européenne. Rien qu’en 2024, 24 000 migrants y sont arrivés. Plus de la moitié de toutes les personnes recensées dans l’archipel canarien — un chiffre sans précédent. Dès cette époque, le président du conseil insulaire d’El Hierro, Alpidio Armas, avertissait : « Nous sommes en train de devenir la nouvelle Lampedusa. » Rien ne s’est amélioré depuis — la situation est aujourd’hui encore plus dramatique. Tandis que les arrivées irrégulières diminuent dans le reste de l’UE, les traversées par la route atlantique continuent d’augmenter.
L’arrivée du bateau le 3 novembre reçoit le numéro de dossier 13877055, le cayuco est enregistré sous le code 223U. Nombre de passagers : 207. Parmi eux, 178 hommes, dix femmes, dix-neuf garçons mineurs. Lieu de départ présumé : Banjul, en Gambie. Nationalités probables : Guinée, Guinée-Bissau, Sénégal, Gambie.
En général, la procédure se poursuit ainsi : après un premier contrôle, les personnes sont embarquées dans des bus et transférées vers un centre d’accueil situé dans le village de San Andrés, où la police nationale doit vérifier leur identité. Ensuite, elles sont envoyées à Tenerife, puis sur le continent. C’est ainsi que cela se passe presque toujours. Mais ce 3 novembre, quelque chose est différent. Les policiers, les médecins… tous ressentent, dès le débarquement : quelque chose ne va pas. Il s’est forcément passé quelque chose.
Il y a ces regards vides, ce comportement apathique chez certains. Et il y a cet homme avec un trou dans la poitrine. Une plaie récente, profonde. Les secours notent : « Blessure par arme blanche au thorax ».
À bord du cayuco 223U, des scènes effroyables se seraient déroulées, comme la Guardia Civil l’annoncera six semaines plus tard : quatre migrants auraient été assassinés par d’autres passagers, puis jetés par-dessus bord. En conséquence, à la fin du mois de décembre, la Guardia Civil procède à l’arrestation de sept personnes. Ces dernières avaient déjà quitté El Hierro pour Tenerife, où elles se trouvaient dans le plus grand camp de migrants des Canaries : Las Raíces.
Le camp, installé sur le terrain d’une ancienne caserne militaire, peut accueillir jusqu’à 10 000 personnes. Les migrants y vivent dans des conteneurs et des tentes. Récemment, le complexe a de nouveau été agrandi, à la périphérie de la ville universitaire de San Cristóbal de La Laguna, au nord de l’île. Luis Prieto est président de l’association de quartier de la commune de Rodeo Alto. Il conduit son fourgon VW à travers les ruelles étroites des différents hameaux, parfois très dispersés, où les migrants sont désormais plus nombreux que les habitants d’origine.
C’était un endroit idyllique, un lieu où finir sa vie paisiblement, avec de vastes champs, beaucoup d’agriculture, des forêts, et la mer à portée de main. Aujourd’hui, c’est devenu plutôt chaotique. Prieto montre les endroits où l’on vend de la drogue et ceux où de jeunes hommes sont emmenés — selon lui, pour des activités de prostitution. Il montre des vidéos d’actes de violence, de feux de camp en plein été, et raconte que des voisins découvrent parfois des résidents du camp chez eux. L’association des riverains dénonce cette situation depuis longtemps, mais rien ne change.
« Et maintenant, ils ont arrêté ici de présumés meurtriers », dit Prieto. « En plein milieu de notre quartier. Nous ne savons pas qui sont les gens avec qui nous vivons. Ça ne peut pas continuer comme ça. » Il l’avoue sans détour : il a peur.
Les suspects arrêtés à Las Raíces seraient les “patrones” du cayuco, c’est-à-dire une petite cellule composée des capitaines et meneurs du bateau. Selon les médias espagnols, c’est la première fois que des conducteurs de cayucos sont poursuivis pénalement pour des meurtres commis à bord.
L’enquête de la Garde civile met en lumière des événements dramatiques survenus en mer, entre l’Afrique et l’Europe. La traversée de l’Atlantique est probablement la route migratoire la plus meurtrière du monde. Vagues gigantesques, vents imprévisibles, courants puissants : autant de dangers pour ces frêles embarcations qui ne sont pas faites pour la haute mer. Cela, on le sait. Mais ce qui se passe réellement à bord, presque personne ne le sait.
Welt am Sonntag a enquêté pendant des mois sur l’horreur vécue à bord des cayucos : agressions physiques graves, viols, meurtres. Les reporters ont rencontré, des deux côtés du continent, des survivants, des médecins, des policiers, des experts en migration, des juges et des procureurs. Il est impossible de mesurer pleinement l’ampleur de l’horreur, mais une chose est sûre : les enquêtes judiciaires se multiplient. Et dans les cas que personne ne veut approfondir, ce sont parfois des agents eux-mêmes, choqués par ce qu’ils découvrent, qui collectent des informations et les transmettent à des journalistes.
Beaucoup de questions se posent. Les autorités espagnoles veulent-elles vraiment savoir ce qui se passe sur ces bateaux ? Trop de lumière jetée sur cette réalité pourrait-elle attiser les tensions ou inquiéter la population ? Mais quelle est l’alternative à la vérité ? Et fondamentalement : l’Espagne a-t-elle les moyens nécessaires pour faire la lumière sur ces faits ? Des crimes commis en haute mer, dans les eaux internationales — à qui cela incombe-t-il ?
Le 3 novembre, le migrant blessé à la poitrine est transporté avec d’autres passagers mal en point à l’hôpital de Valverde, la capitale d’El Hierro. Selon des sources proches de l’enquête, il déclare aux médecins qu’il est tombé sur une tige de fer pointue pendant le voyage. Une tige de fer pointue ? Vraiment ? Oui, répond l’homme originaire de Guinée. Y a-t-il eu de la violence ? Non, non, aucun problème.
Les médecins le soignent, puis il quitte l’hôpital. Restent derrière lui des soignants déconcertés et des policiers impuissants : que des actes violents aient eu lieu était évident — mais personne ne voulait en parler. D’après les documents de la Guardia Civil, cités d’abord par l’agence EFE, l’enquête ne commence vraiment que trois semaines plus tard.
Deux Sénégalais résidant en Espagne se présentent alors à un commissariat de Tenerife. Ils disent rechercher des amis qui auraient dû se trouver sur le cayuco du 3 novembre, mais dont ils n’ont plus eu de nouvelles. La blessure au thorax, les amis disparus — y avait-il un lien entre tout cela ? Les rumeurs circulaient déjà depuis un moment. Un ancien résident sénégalais du camp de Las Raíces raconte à notre rédaction qu’un groupe de jeunes hommes se vantait d’avoir commis des violences pendant la traversée : « Leurs récits étaient terrifiants. Mais pire encore, c’était la manière dont ils en parlaient, sans la moindre honte, presque fiers de ce qu’ils avaient fait. Ils ne cachaient rien. Bien au contraire. »
Lui-même était arrivé peu avant, lui aussi en cayuco. Que la violence fasse partie de ces traversées, cela ne fait aucun doute pour lui. « Pendant la traversée, c’est la loi du plus fort qui règne », explique le Sénégalais. « Les gens s’insultent, se battent. C’est comme ça. Une fois arrivés, nous montrons notre vrai visage, pacifique, parce que le danger est passé. » Et d’habitude, ce qui se passe à bord ne suscite l’intérêt ni des procureurs ni des policiers. Mais cette fois, c’était différent.
« Dès l’arrivée à La Restinga, il était évident que des violences graves avaient eu lieu à bord », raconte une policière de la Guardia Civil à Welt am Sonntag. Mais les passagers étaient dans un état lamentable, n’ayant rien mangé depuis des jours. « Il fallait agir avec une extrême prudence. Nous avons parlé aux passagers un par un, tenté de les convaincre de nous dire la vérité. Et à la fin, ça a marché. Nous avons pu reconstituer toute l’histoire. »
Le bateau était parti de Gambie le 27 octobre, puis avait fait escale peu après sur l’île sénégalaise voisine de Bassoul, où d’autres passagers étaient montés à bord — parmi eux, les futures victimes. De là, plus de 1 600 kilomètres d’Atlantique les séparaient des Canaries. Ceux qui mettent le cap au nord aperçoivent d’abord El Hierro. La traversée dure entre sept et neuf jours — si tout se passe bien.
Des membres de Salvamento Marítimo, les sauveteurs en mer espagnols, ont confié ces derniers mois, sous couvert d’anonymat, qu’aujourd’hui seuls trois à cinq bateaux sur dix atteindraient leur destination. Un agent basé à El Hierro déclarait en novembre : « Je le vois de mes propres yeux chaque jour : les bateaux sont dans un état de plus en plus mauvais, et tout ce trafic devient visiblement de plus en plus brutal. » Plus de monde à bord, plus d’étouffement, plus de tension — un terreau fertile pour la violence.
Sur le cayuco 223U, tout se serait déroulé normalement jusqu’au troisième jour, puis les conducteurs du bateau auraient perdu leur orientation. Persuadés d’avoir été ensorcelés, ils se seraient mis à la recherche d’un mauvais esprit à bord. Un « vampire », selon les témoignages ultérieurs. Ils désignèrent un jeune homme de 23 ans, qui murmurait des mots incompréhensibles dans son sommeil. Les « patrones » l’attachèrent, le rouèrent de coups, même avec une machette.
Deux compagnons — un frère et un ami — tentèrent de convaincre les capitaines que le jeune homme n’était que fatigué, désorienté par l’épuisement. Peu après, eux aussi furent attachés et torturés. Un autre passager fut ensuite accusé d’être un « vampire ». L’un des quatre aurait été étranglé, les trois autres ligotés puis jetés vivants à la mer. Deux jours plus tard, les sauveteurs repérèrent le bateau à quelques milles nautiques d’El Hierro et l’escortèrent jusqu’au port. Personne ne savait alors qu’un cauchemar venait de se dérouler à bord — un cauchemar que les survivants ne révèleraient que des semaines plus tard à la Guardia Civil.
Tout cela, ce n’étaient que des indices — comme cette blessure au thorax. Mais au fil des mois, d’autres signes, parfois des preuves évidentes, ont émergé, témoignant de la violence à bord de ces bateaux. À maintes reprises, des membres de Salvamento Marítimo ont signalé des blessures chez des passagers qui, manifestement, ne pouvaient pas s’être infligées eux-mêmes. Après le sauvetage de certaines femmes, celles-ci désignaient leur bas-ventre, un geste clair pour exprimer qu’elles avaient été victimes de violences sexuelles et avaient besoin d’aide.
Et puis, il y a eu ce cayuco totalement surchargé, arrivé à La Restinga le 23 août de l’année dernière, après huit jours de mer. Un journaliste de ce journal était alors présent sur le quai. Plus de 174 personnes de différentes nationalités étaient à bord : Mali, Sénégal, Gambie, Guinée, Pakistan et Bangladesh. Parmi elles : 153 hommes, onze femmes, dix mineurs — sept garçons et trois filles — ainsi que plusieurs nourrissons, dont le nombre exact n’a pas été communiqué.
Après la fin du débarquement et l’inspection de routine du bateau, les secouristes ont découvert, dans la cale, les corps de deux jeunes hommes — mains et pieds ligotés. Les cadavres ont été débarqués, deux corbillards sont venus sur le quai pour les emporter. Trois jours plus tard, les deux hommes ont été enterrés à El Pinar — anonymement, dans une cérémonie austère. Quelles tentatives ont été faites par les autorités pour savoir ce qui leur était arrivé ? Que s’est-il passé à bord de ce bateau ? Pourquoi ces deux hommes sont-ils morts ? À ce jour, aucune déclaration officielle n’a été faite. Une demande d’information adressée à la Guardia Civil est restée sans réponse.
Il n’y a qu’un seul tribunal d’instruction sur l’île d’El Hierro. Il est dirigé par une juge nommée Ana Rosa Domínguez, compétente pour toute l’île. En septembre 2024, Welt am Sonntag a rencontré la magistrate afin de savoir s’il existait des plaintes déposées par d’éventuelles victimes contre leurs agresseurs lors de la traversée. Sa réponse est sans ambiguïté : elle n’a connaissance de rien. Et même si elle savait quelque chose, elle ne pourrait rien nous dire. À la question de savoir si la police judiciaire sous son autorité activait un protocole spécifique de détection des violences sexuelles ou des violences à l’encontre des femmes migrantes, elle répond : « Non. » Il n’existe aucun protocole de protection particulier pour les femmes arrivant par bateau. Et il n’existe aucun mécanisme pour détecter la violence subie durant le voyage. Pourtant, selon les enquêteurs, il vaudrait la peine d’y regarder de plus près — car la souffrance des femmes est immense.
La plupart du temps, tout commence bien avant la traversée. Beaucoup de femmes subissent déjà dans leur pays d’origine des violences physiques, des agressions sexuelles, vivent dans une pauvreté extrême ou sont contraintes à des mariages forcés. Ibrahima Kane connaît bien ces situations. Juriste, il est cofondateur de l’organisation de défense des droits humains Raddho, spécialisée dans les questions de migration. En décembre, il nous reçoit dans son appartement au centre de Dakar. Il affirme que les violences contre les femmes sont répandues au Sénégal. Et que dans une société marquée par la pauvreté, elles ne cessent d’augmenter. « Cela dégoûte. Beaucoup de femmes se demandent : qu’est-ce que je fais encore ici ? » Alors elles embarquent pour une traversée périlleuse. « Sur un cayuco, tout peut arriver », dit Kane. « Trois femmes pour quinze hommes — c’est un rapport de force qui rend les abus presque inévitables. »
D’autres militants des droits humains confirment ce constat et ajoutent une autre raison pour laquelle certaines femmes montent à bord : beaucoup n’ont pas vu leur mari depuis des années. Les migrants installés en Europe tentent de faire venir leurs épouses par cette voie. Selon les experts, les femmes sont toujours exposées à un danger supplémentaire durant la traversée. Lorsqu’il y a peu de monde à bord, elles sont particulièrement vulnérables. Et même dans les groupes nombreux, rares sont ceux qui osent intervenir, par peur d’être à leur tour jetés à la mer.
Aux Canaries aussi, de nombreux témoignages confirment cette réalité. Mame Cheikh Mbaye, un bénévole qui accompagne les migrants dans l’archipel, raconte le cas d’une femme qui a déclaré, à son arrivée, avoir été violée par tous les hommes à bord. D’autres femmes ont rapporté des viols commis par les patrones ou par d’autres passagers pendant la traversée. Beaucoup d’entre elles sont confinées dans un espace étroit avec des dizaines d’hommes, sans possibilité de se défendre ni de demander de l’aide.
Une bénévole, qui souhaite rester anonyme, raconte une scène qu’elle ne pourra jamais oublier. En décembre de l’année dernière, un cayuco est arrivé aux Canaries après plus de 16 jours en mer. Parmi les personnes secourues, il y avait un groupe de femmes portant des marques évidentes de violence : coupures sur le corps, blessures au niveau génital. Des signes clairs d’abus sexuels. « Le témoignage de l’une d’elles m’a bouleversée », dit la volontaire. Selon cette femme, elle avait embarqué avec ses trois enfants en bas âge — mais elle est arrivée seule en Espagne.
Des hommes auraient jeté ses enfants à la mer. L’un après l’autre. Personne n’a pu intervenir. Personne n’a pu les sauver. Impuissante, secouée par des sanglots violents et des cris de douleur déchirants, elle a regardé ses enfants disparaître dans l’Atlantique. Une autre bénévole raconte que, pendant la traversée, les femmes essaient de se protéger les unes les autres. « On les voit arriver dans un état misérable. On sait ce qu’elles ont enduré, mais elles en parlent rarement. Les abus font partie du parcours migratoire des femmes. Et ils restent invisibles », explique la volontaire. « Même si elles ne portent pas plainte systématiquement, leurs corps parlent — à travers les marques et les traumatismes qu’elles porteront toute leur vie. »
Une médecin qui traite les migrantes arrivées sur une des îles Canaries, et qui souhaite garder l’anonymat, rapporte le cas d’une jeune femme arrivée dans un état physique très dégradé et profondément traumatisée. Elle lui aurait raconté la chose la plus atroce qu’elle ait jamais entendue : pendant la traversée, des hommes lui ont arraché son bébé et l’ont jeté par-dessus bord — pour pouvoir boire son lait maternel durant le reste du voyage.
Est-ce vraiment possible ? À quel point les drames à bord de ces bateaux sont-ils terribles ? Où est la frontière entre vérité et récit amplifié pour augmenter les chances d’obtenir un droit au séjour ? Que ne cherche-t-on pas à vérifier ? Qu’est-ce qui tombe simplement dans l’oubli ?
Un autre témoignage vient d’une Guinéenne arrivée le 1er janvier au port de La Restinga. Elle raconte avoir été agressée par plusieurs hommes durant la traversée, parce qu’elle est chrétienne. Ainsi, à la brutalité extrême subie par de nombreuses femmes à bord des cayucos en route vers les Canaries s’ajouterait la violence à motivation religieuse. Selon les informations disponibles, la femme a déposé une plainte auprès de la police judiciaire de Valverde, sans préciser si ces agressions incluaient des violences sexuelles. Elle affirme que les agents n’ont pris aucune mesure. Est-ce vrai ? Une demande adressée à la Guardia Civil est restée sans réponse.
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Ce n’est qu’à la mi-février que la Garde civile communique à nouveau publiquement — cette fois sur de nouvelles arrestations : sept passeurs présumés ont été interpellés. Ils pilotaient un bateau arrivé aux Canaries, encore une fois au port de La Restinga, le 28 décembre à 13h05, après huit jours en mer. À bord : 224 personnes originaires du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée-Bissau, de la Guinée, du Ghana et du Nigéria. Mais pour huit d’entre elles, le voyage s’est terminé dans la mort, selon la Garde civile.
L’enquête révèle que le bateau était parti le 20 décembre du village de pêcheurs de Djiffer, au Sénégal. Les conditions à bord étaient catastrophiques, la traversée, d’une violence extrême. Lorsque le cayuco, totalement surchargé, atteint enfin la côte d’El Hierro, de nombreux passagers nécessitent immédiatement une assistance médicale. Certains sont grièvement blessés — indices d’un possible incident violent survenu pendant le voyage.
La Guardia Civil ouvre une enquête et fait une découverte glaçante : selon des témoignages, huit autres personnes se trouvaient initialement à bord — elles auraient été tuées par les passeurs.
Parmi les victimes présumées : un bébé gambien de 14 mois, qui voyageait avec sa mère et son oncle. Un père et son fils de 18 ans, originaires de Guinée, n’ont pas survécu non plus, d’après la police. Cinq des huit corps ont été identifiés à ce jour. Quatre familles ont porté plainte.
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Aucun des suspects ne se trouvait encore à El Hierro. Tous avaient déjà été transférés à Tenerife, puis sur le continent. L’un a été arrêté à Madrid, un autre à León (dans le nord de l’Espagne), un troisième à Almería (dans le sud). Tous ont été remis aux autorités judiciaires locales et placés en détention provisoire. Y aura-t-il un procès ? Une condamnation ? La justice sera-t-elle rendue ?
Début mars, Welt am Sonntag rencontre l’un des plus hauts magistrats des Canaries, spécialiste depuis des années des questions migratoires. L’entretien, qui dure plusieurs heures, a lieu dans son bureau d’une grande ville de l’archipel. À sa demande, ni son nom ni le lieu de la rencontre ne seront révélés. Impossible, dit-il, de parler ouvertement de l’horreur vécue en mer autrement.
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Que se passe-t-il là-bas ? « Avant tout, il faut dire que la violence ne survient pas sur chaque bateau », commence le magistrat. Il met en garde contre une stigmatisation des personnes migrantes. Toutefois : « Il faut garder à l’esprit les conditions dans lesquelles se trouvent les passagers : les traversées sont très longues, les moteurs tombent en panne, il y a la faim, la soif, le désespoir. » Les conditions à bord sont en effet souvent catastrophiques, la survie se joue au jour le jour. Les passagers sont entassés, la nourriture se limite à des biscuits et des conserves, l’eau à de grandes bonbonnes en plastique. Le soleil et le sel brûlent la peau. Les besoins se font à bord. Les femmes prennent souvent avant le départ des médicaments qui provoquent la constipation. L’angoisse et la panique sont fréquentes.
La violence est parfois utilisée pour « aider », affirme le magistrat. « Quand quelqu’un perd la raison à bord, on l’attache — pour sa propre sécurité et celle des autres. On parle alors d’une violence du désespoir. » Il évoque aussi d’autres conceptions du monde que celles du regard occidental : « Il arrive que l’on cherche une sorcière quand le bateau est en détresse. » Et dans ce cas, la personne accusée est jetée par-dessus bord. Il dit aussi connaître des cas de viols en pleine mer, à bord de bateaux bondés, où les victimes sont parfois gravement blessées : « C’est une violence totalement gratuite. Et elle existe. »
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Quand un Sénégalais tue un Congolais sur un bateau de migrants
Le magistrat raconte que des victimes ou des témoins de crimes se présentent régulièrement à la police. Qu’ils sont entendus. Que les auteurs sont parfois clairement identifiés. « Et c’est là que les choses se compliquent vraiment », dit-il en secouant la tête. La législation espagnole ne permet de poursuivre pénalement que s’il existe un lien direct avec l’Espagne — que ce soit à travers l’auteur, la victime ou le lieu de l’infraction.
Cela signifie que, si un Sénégalais tue un Congolais dans les eaux internationales à bord d’un bateau de migrants, la justice espagnole ne peut rien faire. Même en cas d’identification formelle et de reconstitution des faits, le suspect doit être relâché. « Nous ne pouvons agir que s’il s’agit d’un des “patrones” du cayuco. Car dans ce cas, nous pouvons l’accuser de trafic de migrants — et combiner ce délit avec le crime de violence. »
C’est ainsi qu’auraient procédé les enquêteurs lors des arrestations de décembre et février. Les suspects ont été incarcérés, et une agente de police affirme être convaincue que les preuves suffiront à les poursuivre. Mais est-ce vraiment le cas ?
Dans son bureau, non loin de la mer, le magistrat adopte un regard sceptique. « Les avocats connaissent très bien la loi », dit-il. « Ils savent qu’il est extrêmement difficile de prouver non seulement le crime, mais aussi que l’accusé était l’un des conducteurs du bateau. Et ce qui complique encore les choses, c’est que les victimes, en général, ont disparu en mer. »
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Selon les informations recueillies par ce journal, une affaire récente a particulièrement choqué les milieux judiciaires canariens. Près de Fuerteventura, un cayuco transportant des Sénégalais et des Marocains est tombé en détresse. L’eau a commencé à s’infiltrer. Les Marocains se sont organisés, ont décidé d’attaquer les Sénégalais et de les jeter à la mer pour alléger le bateau. Les secours sont arrivés peu après, mais n’ont pas pu sauver tous les Sénégalais. Les survivants ont accusé l’un des Marocains d’avoir poussé un garçon de cinq ans — qui s’accrochait désespérément à une corde — dans l’eau. Homicide, ont conclu les enquêteurs.
Mais l’homme n’était pas un « patrón ». Les autorités n’ont rien pu faire. « Ce cas est terrible. L’homme est libre », dit le magistrat. « Imaginez qu’il tue encore un enfant ailleurs. » Jusqu’à présent, les autorités n’ont pas rendu l’affaire publique. Elles espèrent que les autorités marocaines s’en saisiront. Après tout, le suspect est originaire du Maroc, il pourrait y être poursuivi. Les chances ? Incertaines.
Et l’affaire du cayuco du 3 novembre ? Selon des sources judiciaires, le parquet reste confiant : les accusés pourraient être jugés. Mais ce ne sera pas simple : pas de traces de sang, aucune empreinte ADN — tout cela n’existe pas. Le bateau avait déjà été détruit quand les premiers témoignages ont été recueillis. Et les morts ? L’Atlantique les a engloutis.
Sur le quai les attendent des agents de la Police nationale espagnole et de la Guardia Civil, la police militaire, ainsi que des infirmiers, des médecins et des interprètes. Un protocole bien établi se met en place : les migrants débarquent, ceux qui ne tiennent pas debout sont placés dans un fauteuil roulant. Chaque personne est photographiée. Dans un conteneur, infirmiers et médecins vérifient leur état de santé. Si besoin, des ambulances sont prêtes. Parfois, un hélicoptère doit intervenir. Parfois, c’est un corbillard.
Depuis un an et demi, cette petite île de 12 000 habitants est devenue un point chaud de la crise migratoire européenne. Rien qu’en 2024, 24 000 migrants y sont arrivés. Plus de la moitié de toutes les personnes recensées dans l’archipel canarien — un chiffre sans précédent. Dès cette époque, le président du conseil insulaire d’El Hierro, Alpidio Armas, avertissait : « Nous sommes en train de devenir la nouvelle Lampedusa. » Rien ne s’est amélioré depuis — la situation est aujourd’hui encore plus dramatique. Tandis que les arrivées irrégulières diminuent dans le reste de l’UE, les traversées par la route atlantique continuent d’augmenter.
L’arrivée du bateau le 3 novembre reçoit le numéro de dossier 13877055, le cayuco est enregistré sous le code 223U. Nombre de passagers : 207. Parmi eux, 178 hommes, dix femmes, dix-neuf garçons mineurs. Lieu de départ présumé : Banjul, en Gambie. Nationalités probables : Guinée, Guinée-Bissau, Sénégal, Gambie.
En général, la procédure se poursuit ainsi : après un premier contrôle, les personnes sont embarquées dans des bus et transférées vers un centre d’accueil situé dans le village de San Andrés, où la police nationale doit vérifier leur identité. Ensuite, elles sont envoyées à Tenerife, puis sur le continent. C’est ainsi que cela se passe presque toujours. Mais ce 3 novembre, quelque chose est différent. Les policiers, les médecins… tous ressentent, dès le débarquement : quelque chose ne va pas. Il s’est forcément passé quelque chose.
Il y a ces regards vides, ce comportement apathique chez certains. Et il y a cet homme avec un trou dans la poitrine. Une plaie récente, profonde. Les secours notent : « Blessure par arme blanche au thorax ».
À bord du cayuco 223U, des scènes effroyables se seraient déroulées, comme la Guardia Civil l’annoncera six semaines plus tard : quatre migrants auraient été assassinés par d’autres passagers, puis jetés par-dessus bord. En conséquence, à la fin du mois de décembre, la Guardia Civil procède à l’arrestation de sept personnes. Ces dernières avaient déjà quitté El Hierro pour Tenerife, où elles se trouvaient dans le plus grand camp de migrants des Canaries : Las Raíces.
Le camp, installé sur le terrain d’une ancienne caserne militaire, peut accueillir jusqu’à 10 000 personnes. Les migrants y vivent dans des conteneurs et des tentes. Récemment, le complexe a de nouveau été agrandi, à la périphérie de la ville universitaire de San Cristóbal de La Laguna, au nord de l’île. Luis Prieto est président de l’association de quartier de la commune de Rodeo Alto. Il conduit son fourgon VW à travers les ruelles étroites des différents hameaux, parfois très dispersés, où les migrants sont désormais plus nombreux que les habitants d’origine.
C’était un endroit idyllique, un lieu où finir sa vie paisiblement, avec de vastes champs, beaucoup d’agriculture, des forêts, et la mer à portée de main. Aujourd’hui, c’est devenu plutôt chaotique. Prieto montre les endroits où l’on vend de la drogue et ceux où de jeunes hommes sont emmenés — selon lui, pour des activités de prostitution. Il montre des vidéos d’actes de violence, de feux de camp en plein été, et raconte que des voisins découvrent parfois des résidents du camp chez eux. L’association des riverains dénonce cette situation depuis longtemps, mais rien ne change.
« Et maintenant, ils ont arrêté ici de présumés meurtriers », dit Prieto. « En plein milieu de notre quartier. Nous ne savons pas qui sont les gens avec qui nous vivons. Ça ne peut pas continuer comme ça. » Il l’avoue sans détour : il a peur.
Les suspects arrêtés à Las Raíces seraient les “patrones” du cayuco, c’est-à-dire une petite cellule composée des capitaines et meneurs du bateau. Selon les médias espagnols, c’est la première fois que des conducteurs de cayucos sont poursuivis pénalement pour des meurtres commis à bord.
L’enquête de la Garde civile met en lumière des événements dramatiques survenus en mer, entre l’Afrique et l’Europe. La traversée de l’Atlantique est probablement la route migratoire la plus meurtrière du monde. Vagues gigantesques, vents imprévisibles, courants puissants : autant de dangers pour ces frêles embarcations qui ne sont pas faites pour la haute mer. Cela, on le sait. Mais ce qui se passe réellement à bord, presque personne ne le sait.
Welt am Sonntag a enquêté pendant des mois sur l’horreur vécue à bord des cayucos : agressions physiques graves, viols, meurtres. Les reporters ont rencontré, des deux côtés du continent, des survivants, des médecins, des policiers, des experts en migration, des juges et des procureurs. Il est impossible de mesurer pleinement l’ampleur de l’horreur, mais une chose est sûre : les enquêtes judiciaires se multiplient. Et dans les cas que personne ne veut approfondir, ce sont parfois des agents eux-mêmes, choqués par ce qu’ils découvrent, qui collectent des informations et les transmettent à des journalistes.
Beaucoup de questions se posent. Les autorités espagnoles veulent-elles vraiment savoir ce qui se passe sur ces bateaux ? Trop de lumière jetée sur cette réalité pourrait-elle attiser les tensions ou inquiéter la population ? Mais quelle est l’alternative à la vérité ? Et fondamentalement : l’Espagne a-t-elle les moyens nécessaires pour faire la lumière sur ces faits ? Des crimes commis en haute mer, dans les eaux internationales — à qui cela incombe-t-il ?
Le 3 novembre, le migrant blessé à la poitrine est transporté avec d’autres passagers mal en point à l’hôpital de Valverde, la capitale d’El Hierro. Selon des sources proches de l’enquête, il déclare aux médecins qu’il est tombé sur une tige de fer pointue pendant le voyage. Une tige de fer pointue ? Vraiment ? Oui, répond l’homme originaire de Guinée. Y a-t-il eu de la violence ? Non, non, aucun problème.
Les médecins le soignent, puis il quitte l’hôpital. Restent derrière lui des soignants déconcertés et des policiers impuissants : que des actes violents aient eu lieu était évident — mais personne ne voulait en parler. D’après les documents de la Guardia Civil, cités d’abord par l’agence EFE, l’enquête ne commence vraiment que trois semaines plus tard.
Deux Sénégalais résidant en Espagne se présentent alors à un commissariat de Tenerife. Ils disent rechercher des amis qui auraient dû se trouver sur le cayuco du 3 novembre, mais dont ils n’ont plus eu de nouvelles. La blessure au thorax, les amis disparus — y avait-il un lien entre tout cela ? Les rumeurs circulaient déjà depuis un moment. Un ancien résident sénégalais du camp de Las Raíces raconte à notre rédaction qu’un groupe de jeunes hommes se vantait d’avoir commis des violences pendant la traversée : « Leurs récits étaient terrifiants. Mais pire encore, c’était la manière dont ils en parlaient, sans la moindre honte, presque fiers de ce qu’ils avaient fait. Ils ne cachaient rien. Bien au contraire. »
Lui-même était arrivé peu avant, lui aussi en cayuco. Que la violence fasse partie de ces traversées, cela ne fait aucun doute pour lui. « Pendant la traversée, c’est la loi du plus fort qui règne », explique le Sénégalais. « Les gens s’insultent, se battent. C’est comme ça. Une fois arrivés, nous montrons notre vrai visage, pacifique, parce que le danger est passé. » Et d’habitude, ce qui se passe à bord ne suscite l’intérêt ni des procureurs ni des policiers. Mais cette fois, c’était différent.
« Dès l’arrivée à La Restinga, il était évident que des violences graves avaient eu lieu à bord », raconte une policière de la Guardia Civil à Welt am Sonntag. Mais les passagers étaient dans un état lamentable, n’ayant rien mangé depuis des jours. « Il fallait agir avec une extrême prudence. Nous avons parlé aux passagers un par un, tenté de les convaincre de nous dire la vérité. Et à la fin, ça a marché. Nous avons pu reconstituer toute l’histoire. »
Le bateau était parti de Gambie le 27 octobre, puis avait fait escale peu après sur l’île sénégalaise voisine de Bassoul, où d’autres passagers étaient montés à bord — parmi eux, les futures victimes. De là, plus de 1 600 kilomètres d’Atlantique les séparaient des Canaries. Ceux qui mettent le cap au nord aperçoivent d’abord El Hierro. La traversée dure entre sept et neuf jours — si tout se passe bien.
Des membres de Salvamento Marítimo, les sauveteurs en mer espagnols, ont confié ces derniers mois, sous couvert d’anonymat, qu’aujourd’hui seuls trois à cinq bateaux sur dix atteindraient leur destination. Un agent basé à El Hierro déclarait en novembre : « Je le vois de mes propres yeux chaque jour : les bateaux sont dans un état de plus en plus mauvais, et tout ce trafic devient visiblement de plus en plus brutal. » Plus de monde à bord, plus d’étouffement, plus de tension — un terreau fertile pour la violence.
Sur le cayuco 223U, tout se serait déroulé normalement jusqu’au troisième jour, puis les conducteurs du bateau auraient perdu leur orientation. Persuadés d’avoir été ensorcelés, ils se seraient mis à la recherche d’un mauvais esprit à bord. Un « vampire », selon les témoignages ultérieurs. Ils désignèrent un jeune homme de 23 ans, qui murmurait des mots incompréhensibles dans son sommeil. Les « patrones » l’attachèrent, le rouèrent de coups, même avec une machette.
Deux compagnons — un frère et un ami — tentèrent de convaincre les capitaines que le jeune homme n’était que fatigué, désorienté par l’épuisement. Peu après, eux aussi furent attachés et torturés. Un autre passager fut ensuite accusé d’être un « vampire ». L’un des quatre aurait été étranglé, les trois autres ligotés puis jetés vivants à la mer. Deux jours plus tard, les sauveteurs repérèrent le bateau à quelques milles nautiques d’El Hierro et l’escortèrent jusqu’au port. Personne ne savait alors qu’un cauchemar venait de se dérouler à bord — un cauchemar que les survivants ne révèleraient que des semaines plus tard à la Guardia Civil.
Tout cela, ce n’étaient que des indices — comme cette blessure au thorax. Mais au fil des mois, d’autres signes, parfois des preuves évidentes, ont émergé, témoignant de la violence à bord de ces bateaux. À maintes reprises, des membres de Salvamento Marítimo ont signalé des blessures chez des passagers qui, manifestement, ne pouvaient pas s’être infligées eux-mêmes. Après le sauvetage de certaines femmes, celles-ci désignaient leur bas-ventre, un geste clair pour exprimer qu’elles avaient été victimes de violences sexuelles et avaient besoin d’aide.
Et puis, il y a eu ce cayuco totalement surchargé, arrivé à La Restinga le 23 août de l’année dernière, après huit jours de mer. Un journaliste de ce journal était alors présent sur le quai. Plus de 174 personnes de différentes nationalités étaient à bord : Mali, Sénégal, Gambie, Guinée, Pakistan et Bangladesh. Parmi elles : 153 hommes, onze femmes, dix mineurs — sept garçons et trois filles — ainsi que plusieurs nourrissons, dont le nombre exact n’a pas été communiqué.
Après la fin du débarquement et l’inspection de routine du bateau, les secouristes ont découvert, dans la cale, les corps de deux jeunes hommes — mains et pieds ligotés. Les cadavres ont été débarqués, deux corbillards sont venus sur le quai pour les emporter. Trois jours plus tard, les deux hommes ont été enterrés à El Pinar — anonymement, dans une cérémonie austère. Quelles tentatives ont été faites par les autorités pour savoir ce qui leur était arrivé ? Que s’est-il passé à bord de ce bateau ? Pourquoi ces deux hommes sont-ils morts ? À ce jour, aucune déclaration officielle n’a été faite. Une demande d’information adressée à la Guardia Civil est restée sans réponse.
Il n’y a qu’un seul tribunal d’instruction sur l’île d’El Hierro. Il est dirigé par une juge nommée Ana Rosa Domínguez, compétente pour toute l’île. En septembre 2024, Welt am Sonntag a rencontré la magistrate afin de savoir s’il existait des plaintes déposées par d’éventuelles victimes contre leurs agresseurs lors de la traversée. Sa réponse est sans ambiguïté : elle n’a connaissance de rien. Et même si elle savait quelque chose, elle ne pourrait rien nous dire. À la question de savoir si la police judiciaire sous son autorité activait un protocole spécifique de détection des violences sexuelles ou des violences à l’encontre des femmes migrantes, elle répond : « Non. » Il n’existe aucun protocole de protection particulier pour les femmes arrivant par bateau. Et il n’existe aucun mécanisme pour détecter la violence subie durant le voyage. Pourtant, selon les enquêteurs, il vaudrait la peine d’y regarder de plus près — car la souffrance des femmes est immense.
La plupart du temps, tout commence bien avant la traversée. Beaucoup de femmes subissent déjà dans leur pays d’origine des violences physiques, des agressions sexuelles, vivent dans une pauvreté extrême ou sont contraintes à des mariages forcés. Ibrahima Kane connaît bien ces situations. Juriste, il est cofondateur de l’organisation de défense des droits humains Raddho, spécialisée dans les questions de migration. En décembre, il nous reçoit dans son appartement au centre de Dakar. Il affirme que les violences contre les femmes sont répandues au Sénégal. Et que dans une société marquée par la pauvreté, elles ne cessent d’augmenter. « Cela dégoûte. Beaucoup de femmes se demandent : qu’est-ce que je fais encore ici ? » Alors elles embarquent pour une traversée périlleuse. « Sur un cayuco, tout peut arriver », dit Kane. « Trois femmes pour quinze hommes — c’est un rapport de force qui rend les abus presque inévitables. »
D’autres militants des droits humains confirment ce constat et ajoutent une autre raison pour laquelle certaines femmes montent à bord : beaucoup n’ont pas vu leur mari depuis des années. Les migrants installés en Europe tentent de faire venir leurs épouses par cette voie. Selon les experts, les femmes sont toujours exposées à un danger supplémentaire durant la traversée. Lorsqu’il y a peu de monde à bord, elles sont particulièrement vulnérables. Et même dans les groupes nombreux, rares sont ceux qui osent intervenir, par peur d’être à leur tour jetés à la mer.
Aux Canaries aussi, de nombreux témoignages confirment cette réalité. Mame Cheikh Mbaye, un bénévole qui accompagne les migrants dans l’archipel, raconte le cas d’une femme qui a déclaré, à son arrivée, avoir été violée par tous les hommes à bord. D’autres femmes ont rapporté des viols commis par les patrones ou par d’autres passagers pendant la traversée. Beaucoup d’entre elles sont confinées dans un espace étroit avec des dizaines d’hommes, sans possibilité de se défendre ni de demander de l’aide.
Une bénévole, qui souhaite rester anonyme, raconte une scène qu’elle ne pourra jamais oublier. En décembre de l’année dernière, un cayuco est arrivé aux Canaries après plus de 16 jours en mer. Parmi les personnes secourues, il y avait un groupe de femmes portant des marques évidentes de violence : coupures sur le corps, blessures au niveau génital. Des signes clairs d’abus sexuels. « Le témoignage de l’une d’elles m’a bouleversée », dit la volontaire. Selon cette femme, elle avait embarqué avec ses trois enfants en bas âge — mais elle est arrivée seule en Espagne.
Des hommes auraient jeté ses enfants à la mer. L’un après l’autre. Personne n’a pu intervenir. Personne n’a pu les sauver. Impuissante, secouée par des sanglots violents et des cris de douleur déchirants, elle a regardé ses enfants disparaître dans l’Atlantique. Une autre bénévole raconte que, pendant la traversée, les femmes essaient de se protéger les unes les autres. « On les voit arriver dans un état misérable. On sait ce qu’elles ont enduré, mais elles en parlent rarement. Les abus font partie du parcours migratoire des femmes. Et ils restent invisibles », explique la volontaire. « Même si elles ne portent pas plainte systématiquement, leurs corps parlent — à travers les marques et les traumatismes qu’elles porteront toute leur vie. »
Une médecin qui traite les migrantes arrivées sur une des îles Canaries, et qui souhaite garder l’anonymat, rapporte le cas d’une jeune femme arrivée dans un état physique très dégradé et profondément traumatisée. Elle lui aurait raconté la chose la plus atroce qu’elle ait jamais entendue : pendant la traversée, des hommes lui ont arraché son bébé et l’ont jeté par-dessus bord — pour pouvoir boire son lait maternel durant le reste du voyage.
Est-ce vraiment possible ? À quel point les drames à bord de ces bateaux sont-ils terribles ? Où est la frontière entre vérité et récit amplifié pour augmenter les chances d’obtenir un droit au séjour ? Que ne cherche-t-on pas à vérifier ? Qu’est-ce qui tombe simplement dans l’oubli ?
Un autre témoignage vient d’une Guinéenne arrivée le 1er janvier au port de La Restinga. Elle raconte avoir été agressée par plusieurs hommes durant la traversée, parce qu’elle est chrétienne. Ainsi, à la brutalité extrême subie par de nombreuses femmes à bord des cayucos en route vers les Canaries s’ajouterait la violence à motivation religieuse. Selon les informations disponibles, la femme a déposé une plainte auprès de la police judiciaire de Valverde, sans préciser si ces agressions incluaient des violences sexuelles. Elle affirme que les agents n’ont pris aucune mesure. Est-ce vrai ? Une demande adressée à la Guardia Civil est restée sans réponse.
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Ce n’est qu’à la mi-février que la Garde civile communique à nouveau publiquement — cette fois sur de nouvelles arrestations : sept passeurs présumés ont été interpellés. Ils pilotaient un bateau arrivé aux Canaries, encore une fois au port de La Restinga, le 28 décembre à 13h05, après huit jours en mer. À bord : 224 personnes originaires du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée-Bissau, de la Guinée, du Ghana et du Nigéria. Mais pour huit d’entre elles, le voyage s’est terminé dans la mort, selon la Garde civile.
L’enquête révèle que le bateau était parti le 20 décembre du village de pêcheurs de Djiffer, au Sénégal. Les conditions à bord étaient catastrophiques, la traversée, d’une violence extrême. Lorsque le cayuco, totalement surchargé, atteint enfin la côte d’El Hierro, de nombreux passagers nécessitent immédiatement une assistance médicale. Certains sont grièvement blessés — indices d’un possible incident violent survenu pendant le voyage.
La Guardia Civil ouvre une enquête et fait une découverte glaçante : selon des témoignages, huit autres personnes se trouvaient initialement à bord — elles auraient été tuées par les passeurs.
Parmi les victimes présumées : un bébé gambien de 14 mois, qui voyageait avec sa mère et son oncle. Un père et son fils de 18 ans, originaires de Guinée, n’ont pas survécu non plus, d’après la police. Cinq des huit corps ont été identifiés à ce jour. Quatre familles ont porté plainte.
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Aucun des suspects ne se trouvait encore à El Hierro. Tous avaient déjà été transférés à Tenerife, puis sur le continent. L’un a été arrêté à Madrid, un autre à León (dans le nord de l’Espagne), un troisième à Almería (dans le sud). Tous ont été remis aux autorités judiciaires locales et placés en détention provisoire. Y aura-t-il un procès ? Une condamnation ? La justice sera-t-elle rendue ?
Début mars, Welt am Sonntag rencontre l’un des plus hauts magistrats des Canaries, spécialiste depuis des années des questions migratoires. L’entretien, qui dure plusieurs heures, a lieu dans son bureau d’une grande ville de l’archipel. À sa demande, ni son nom ni le lieu de la rencontre ne seront révélés. Impossible, dit-il, de parler ouvertement de l’horreur vécue en mer autrement.
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Que se passe-t-il là-bas ? « Avant tout, il faut dire que la violence ne survient pas sur chaque bateau », commence le magistrat. Il met en garde contre une stigmatisation des personnes migrantes. Toutefois : « Il faut garder à l’esprit les conditions dans lesquelles se trouvent les passagers : les traversées sont très longues, les moteurs tombent en panne, il y a la faim, la soif, le désespoir. » Les conditions à bord sont en effet souvent catastrophiques, la survie se joue au jour le jour. Les passagers sont entassés, la nourriture se limite à des biscuits et des conserves, l’eau à de grandes bonbonnes en plastique. Le soleil et le sel brûlent la peau. Les besoins se font à bord. Les femmes prennent souvent avant le départ des médicaments qui provoquent la constipation. L’angoisse et la panique sont fréquentes.
La violence est parfois utilisée pour « aider », affirme le magistrat. « Quand quelqu’un perd la raison à bord, on l’attache — pour sa propre sécurité et celle des autres. On parle alors d’une violence du désespoir. » Il évoque aussi d’autres conceptions du monde que celles du regard occidental : « Il arrive que l’on cherche une sorcière quand le bateau est en détresse. » Et dans ce cas, la personne accusée est jetée par-dessus bord. Il dit aussi connaître des cas de viols en pleine mer, à bord de bateaux bondés, où les victimes sont parfois gravement blessées : « C’est une violence totalement gratuite. Et elle existe. »
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Quand un Sénégalais tue un Congolais sur un bateau de migrants
Le magistrat raconte que des victimes ou des témoins de crimes se présentent régulièrement à la police. Qu’ils sont entendus. Que les auteurs sont parfois clairement identifiés. « Et c’est là que les choses se compliquent vraiment », dit-il en secouant la tête. La législation espagnole ne permet de poursuivre pénalement que s’il existe un lien direct avec l’Espagne — que ce soit à travers l’auteur, la victime ou le lieu de l’infraction.
Cela signifie que, si un Sénégalais tue un Congolais dans les eaux internationales à bord d’un bateau de migrants, la justice espagnole ne peut rien faire. Même en cas d’identification formelle et de reconstitution des faits, le suspect doit être relâché. « Nous ne pouvons agir que s’il s’agit d’un des “patrones” du cayuco. Car dans ce cas, nous pouvons l’accuser de trafic de migrants — et combiner ce délit avec le crime de violence. »
C’est ainsi qu’auraient procédé les enquêteurs lors des arrestations de décembre et février. Les suspects ont été incarcérés, et une agente de police affirme être convaincue que les preuves suffiront à les poursuivre. Mais est-ce vraiment le cas ?
Dans son bureau, non loin de la mer, le magistrat adopte un regard sceptique. « Les avocats connaissent très bien la loi », dit-il. « Ils savent qu’il est extrêmement difficile de prouver non seulement le crime, mais aussi que l’accusé était l’un des conducteurs du bateau. Et ce qui complique encore les choses, c’est que les victimes, en général, ont disparu en mer. »
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Selon les informations recueillies par ce journal, une affaire récente a particulièrement choqué les milieux judiciaires canariens. Près de Fuerteventura, un cayuco transportant des Sénégalais et des Marocains est tombé en détresse. L’eau a commencé à s’infiltrer. Les Marocains se sont organisés, ont décidé d’attaquer les Sénégalais et de les jeter à la mer pour alléger le bateau. Les secours sont arrivés peu après, mais n’ont pas pu sauver tous les Sénégalais. Les survivants ont accusé l’un des Marocains d’avoir poussé un garçon de cinq ans — qui s’accrochait désespérément à une corde — dans l’eau. Homicide, ont conclu les enquêteurs.
Mais l’homme n’était pas un « patrón ». Les autorités n’ont rien pu faire. « Ce cas est terrible. L’homme est libre », dit le magistrat. « Imaginez qu’il tue encore un enfant ailleurs. » Jusqu’à présent, les autorités n’ont pas rendu l’affaire publique. Elles espèrent que les autorités marocaines s’en saisiront. Après tout, le suspect est originaire du Maroc, il pourrait y être poursuivi. Les chances ? Incertaines.
Et l’affaire du cayuco du 3 novembre ? Selon des sources judiciaires, le parquet reste confiant : les accusés pourraient être jugés. Mais ce ne sera pas simple : pas de traces de sang, aucune empreinte ADN — tout cela n’existe pas. Le bateau avait déjà été détruit quand les premiers témoignages ont été recueillis. Et les morts ? L’Atlantique les a engloutis.