Disparition des cabines téléphoniques : Sonatel épuise les unités des télécentres

Rédigé par Dakarposte le Samedi 22 Octobre 2016 à 12:51 modifié le Samedi 22 Octobre 2016 12:54

Elles faisaient partie du décor dakarois et aussi des grandes villes sénégalaises. Les cabines téléphoniques ont permis de rapprocher les populations. Mais l’évènement du téléphone portable a complètement balayé les «télécentres», dont les promoteurs n’ont pas réussi à pérenniser le modèle économique. En plus, les opérateurs de téléphonie qui se sont mis au «seddo», «yakalma», «easy» ont définitivement enterré les cabines. Il ne reste que les vestiges et la complainte des promoteurs qui ragent contre la Sonatel. Le Quotidien a mené son enquête. 

L’avancée technologique a précipité leur disparition. Alors qu’elles faisaient partie du décor dakarois. Dans les années 90, les cabines téléphoniques, fièrement établies dans les différents coins de Dakar, raccourcissaient les distances et rapprochaient les populations. Pris d’assaut par les Sénégalais et une jeunesse sans perspectives d’emplois qui se ruaient sur cette offre, les cabines étaient un aimant pour des Sénégalais qui se pressaient devant ces installations sommaires pour passer un coup de fil. Entre 2005 et 2010, le phénomène des cabines était à son apogée. Dans les rues, l’affiche est connue de tous «Unité 75 francs». Avant que la concurrence ne réduise les tarifs à 65 F aussi. C’était avant ! Il ne reste plus que les vestiges qui montrent jadis l’âge d’or des «télécentres». 
L’avènement des technologies de l’information et de la communication a balayé les cabines du monde des télécoms et du paysage sénégalais. Attirés par les téléphones portables, les Sénégalais se détournent de ces installations. Ils ne sont même plus nostalgiques des «télécentres». Teint clair, trentenaire pimpante, Adji Fatou Ndiaye explique : «Ça me fait rire maintenant quand je marche dans la rue et que je vois les écritures qui restent sur des toits où on peut à peine lire ‘’Unité 75’’. Cela me rappelle beaucoup de souvenirs. Et je ne dirai pas que cela me manque, car au temps des cabines téléphoniques, on ne pouvait pas avoir de secret, il n’y avait pas de discrétion. Je me souviens quand j’appelais mon petit ami, il y avait le gérant qui était juste à côté et qui entendait tout ce que je disais.» Par contre, le portable lui garantit plus d’intimité et plus de confort. Elle dit : «On peut appeler qui on veut, dire ce que l’on veut, envoyer des messages à qui l’on veut sans que personne ne s’aperçoive de rien, si on le désire bien sûr. Il y avait cet aspect également qui ne me plaisait pas dans les cabines, c’était le fait qu’on devait des fois faire la queue pour téléphoner, le fait d’attendre des heures pour avoir accès au téléphone.» Elle ajoute : «Quand tu appelais, les unités passaient vite, on te dit tu as fait 4 unités alors que l’appel ne dure même pas. C’était une sorte d’escroquerie. Vraiment avec les téléphones portables, on n’a plus besoin des ‘’télécentres’’.» Sou­rire narquois, Alassane Sakho garde les souvenirs de sa dernière entrée dans une cabine téléphonique. Cela remonte à une autre époque. «Je me rappelle la dernière fois quand j’ai mis les pieds dans une cabine téléphonique. C’était à l’époque de  la Can 2002, avec la génération de El Hadj Diouf, Henry Camara, etc. Comme j’étais fan de Khalilou Fadiga, j’ai fait de sorte à ce que mon cousin me donne son numéro et je l’ai appelé», déclare-t-il. M. Sakho espère même la réouverture des cabines même s’il est convaincu qu’elles ne rencontreront pas du succès. «Bon je ne pense pas qu’il y aurait de l’intérêt à faire renaître les cabines téléphoniques, cela nous rapportera rien du moment où on en a plus besoin franchement. Même si elles reviennent à nouveau, les gens ne seront pas trop intéressés, tout le monde a un téléphone portable, même les plus petits», avance-t-il.  
Maïmouna Sarr, coincée dans la rue alors qu’elle était en train de vaquer à ses occupations, se remémore des dernières images du «télécentre» niché dans son quartier. Elle se souvient de la coexistence difficile entre le gérant et les clients qui ont provoqué l’érosion de la confiance entre les deux parties. «Ils disaient que les unités que le gars leur demandait de payer n’étaient pas justes. Et un jour, une fille est allée appeler dans la cabine. Elle avait emporté avec elle un tabouret et a pris beaucoup de temps pour communiquer. Quand elle est sortie, elle a demandé combien d’unités elle avait fait. Quand le gars le lui a dit, elle lui demanda de retirer ça sur l’argent qu’elle payait alors qu’elle ne faisait pas trop d‘unités. Il s’en est suivi une dispute», narre-t-elle. Elle poursuit : «Et quand les autres ont su pourquoi ils se disputaient, tout le monde a fait la même chose. Tous ceux qui avaient un  différend avec le boutiquier ont fait la même chose que la fille. Ce qui a précipité la fermeture de son ‘’télécentre’’.»

L’Assutic accuse la Sonatel
Aujourd’hui, les professionnels de ce secteur sont amers. Ndiaga Guèye, président de l’Association des utilisateurs des Tic au Sénégal (Assutic), rejette toute la faute sur la Sonatel qui a provoqué la disparition des cabines en investissant dans d’autres créneaux. Désormais, elle est dans le commerce de gros et de détail. C’est-à dire-les seddo. «C’est la faute de la Sonatel, c’est elle qui a tout fait. Elle est devenue le concurrent de ses propres clients, car elle vendait aux télécentres qui revendaient. C’est-à-dire la Sonatel vendait des minutes de téléphone aux télécentres que ces derniers revendaient au public», dénonce-t-il sans mettre de gants. Comment la Sonatel a-t-elle pu opérer une nouvelle concurrence ? «Vous vous rappelez les boutiques Télécom plus ? La Sonatel avait lié ses propres ‘’télécentres’’ qu’on appelle les boutiques Télécom plus, c’est ceux-là qu’on appelle maintenant les Boutiques orange. Donc, elle est la concurrente des ‘’télécentres’’ en ouvrant ses propres cabines. L’Etat a permis à la Sonatel d’être dans le commerce de gros et de vendre en gros, mais aussi en même temps en détail. C’est comme si on permettait à quelqu’un d’aller voir Bocar Samba Dièye pour un kilo de riz.» La comparaison est osée, mais elle n’est pas dépourvue de sens avec cette multiplication de petits détaillants qui vendent du crédit au niveau des boutiques et à la criée dans les différentes avenues de la capitale.  «Quelqu’un qui peut dépenser 50, 100 ou 200 F Cfa au téléphone, il ne va pas chez les cabines pour appeler. Mais si maintenant vous pouvez acheter 100 F de crédit dans votre téléphone portable, est-ce que vous allez dans un ‘’télécentre’’ pour appeler ? Non, et c’est ça qui a tué les ‘’télécentres’’. Les gens ne sentaient plus la nécessité d’aller vers les cabines pour appeler», explique-t-il. Selon lui, la Sonatel continue de gagner au détriment des petits détaillants. 
La disparition des cabines a créé un drame social énorme. Il dit : «On a perdu à peu près 40 mille emplois dans le secteur, vous savez que ça c’est trop. Les fournisseurs d’accès internet, aussi c’était pareil, ils étaient installés partout au Sénégal et ont été tous tués par la Sonatel.» Selon lui, elle revendait aux fournisseurs d’accès internet de la connexion qu’ils revendaient. Ensuite, elle a ouvert ses propres «télécentres» connectés à internet. «Elle a donné aux autres de mauvaises qualités de service qui font que leurs clients ne sont pas satisfaits. Et elle, avec ses ‘’télécentres’’, il y avait la qualité optimale», conclut-il. 

 Historique des «télécentres»
Après l’échec de l’implantation des cabines téléphoniques publiques au Sénégal, la Sonatel a favorisé la création d’un nouveau dispositif d’accès collectif au téléphone fixe : les «télécentres» privés. Le projet avait un double objectif : solutionner la question de l’accès universel au téléphone et la création d’emploi dans le secteur des télécoms. Cette expérience a commencé en 1992 par la création par la Sonatel de quatre «télécentres» à Dakar à travers sa filiale Télécom plus. Ils étaient multifonctionnels, car ils offraient l’accès au téléphone, à la télécopie et à des services de photocopie, dans un décor bien aménagé. Bien qu’étant un succès, ce type de «télécentre» n’a pu se développer à l’échelle du pays par l’initiative privée à cause d’un investissement minimum très élevé : aménagement des locaux, équipement et salaire des employés. Aussi en 1993, une nouvelle stratégie est adoptée par la Sonatel en autorisant la revente au détail de services de télécommunications. Un accord entre la Sonatel et une personne physique ou morale devait être signé dans le but de créer et gérer un «télécentre» consistant en un local d’une superficie minimale de 12 m2, comprenant au minimum une ligne téléphonique et un appareil de taxation. Pour cela, il fallait payer une caution de 250 mille F Cfa par ligne à Dakar et de 150 mille F Cfa dans les régions, des frais de raccordement de 67 mille 200 Cfa par ligne et un compteur de taxes téléphoniques coûtant 100 mille Cfa. Au total, l’investissement minimum était de 367 mille 200 Cfa, car en plus il y a la location des locaux, leur aménagement, la facture d’eau, d’électricité et les salaires. Ainsi naquirent les «télécentres» privés et pour éviter leur prolifération anarchique, une distance minimale de 100 mètres entre deux télécentres est décidée. Ils étaient des espaces publics à vocation commerciale (petites entreprises familiales et souvent sous forme de Groupements d’intérêt économique (Gie)), autorisés par la Sonatel à revendre des services de téléphonie fixe à un tarif maximal de 75% par rapport au tarif de la taxe de base qui est de 60 Cfa, soit un prix plafond de 105 Cfa.   
Les «télécentres» privés furent une véritable aubaine pour les milliers de jeunes sans emploi qui investirent massivement le créneau. Il y eut une multiplication de demandes d’agrément auprès de la Sonatel pour l’ouverture de «télécentres» privés. Ainsi en 2005, il y en avait plus de 24 mille qui employaient plus de 30 mille personnes. Pour la Sonatel, ce fut aussi un succès, car les «télécentres» privés représentaient 33% de son chiffre d’affaires, soit 50 milliards F Cfa. Cette expérience fut aussi bénéfique pour l’Etat, car une solution est trouvée au douloureux problème du chômage, en plus de l’accès facile au téléphone devenu une réalité au Sénégal. Mais le développement de la téléphonie mobile donna un coup d’arrêt à l’expérience des «télécentres» privés. 
A ses débuts au Sénégal, la téléphonie mobile, avec le lancement de l’offre Alizé, était un produit de luxe qui ne faisait que du post payé. Mais l’arrivée de Sentel (Tigo) en 2004, puis d’Expresso en 2009, a favorisé son explosion pour atteindre 5 millions 983 mille 639 abonnés en mars 2009, soit un taux de pénétration de 49,16%. Cette situation est due à une augmentation de la couverture des réseaux des opérateurs, des terminaux bon marché et une baisse des tarifs. Et le coup de grâce a été donné aux «télécentres» privés quand les opérateurs sont allés à la conquête des petits budgets téléphoniques, le segment sur lequel était assis leur succès. En effet, l’introduction par Sentel (Tigo), en novembre 2005, puis par la Sonatel, en novembre 2006, de la taxation à la seconde et des recharges de crédit à partir de 100 Cfa, combinée à la possibilité de transférer du crédit à un tiers, ainsi que le lancement de carte de recharge de 1 000 F Cfa ont précipité la disparition des «télécentres». A tout cela s’ajoutent les promotions à 50% voire 100%. Ainsi en quelques années, la téléphonie mobile est passée du statut de produit de luxe réservé aux plus aisés à celui de produit de consommation courante à la portée d’un grand nombre de Sénégalais. Enfin, le monopole de la Sonatel sur le fixe acheva définitivement les «télécentres» privés. 
Ces derniers étaient parmi les plus gros clients de la Sonatel, et pourtant ils n’ont jamais pu obtenir le moindre traitement de faveur et se sont vu refuser la possibilité d’acheter leurs unités en gros. La Sonatel se contentant d’accorder des ristournes aux plus performants. Ils n’avaient aucune possibilité de diversifier leur partenariat et ainsi réduire leur dépendance à l’égard de la Sonatel qui avait le monopole sur le fixe. A tout cela il faut ajouter l’incapacité structurelle des «télécentres» privés à s’adapter à ce nouveau contexte. En effet, la plupart de ces structures étaient gérées par des personnes qui n’avaient pas de formation ou très peu. Ainsi, il était difficile, voire impossible de les voir faire une offre variée de services Tic. En outre, l’acquisition de nouveaux équipements, leur maintenance, leur alimentation électrique et leur fonctionnement, sans parler de l’aménagement des locaux ni des coûts récurrents additionnels (personnel supplémentaire et/ou plus qualifié, frais d’abonnement à l’Adsl, facture électrique, etc.) nécessitaient un investissement et des disponibilités financières hors de portée de la majorité des exploitants de «télécentres» privés.  
Ainsi, les «télécentres» privés ne purent survivre. De plus de 24 mille en 2005, leur nombre a drastiquement chuté pour atteindre un peu plus de 4 mille en 2008 pour finalement disparaître. Et il est dommage que les «télécentres» qui jouaient un rôle vital pour des milliers de familles sur le plan économique et social aient disparu sans aucune tentative de sauvetage. «Que l’Etat laisse ce secteur s’effondrer et voir disparaître des milliers d’emplois sans tenter de lui venir est difficilement compréhensible», regrette l’Assutic.

La Sonatel aphone 
Dans le cadre du traitement de ce dossier, nous avons joint à trois reprises la Sonatel pour qu’elle réagisse par rapport à cette question liée à la disparition des cabines téléphoniques, mais nous n’avons toujours pas eu leur réaction. Depuis le 19 septembre, c’est la même réponse. «Questions bien reçues, nous vous reviendrons. Cordialement», répond à chaque fois Mme Noumbé Ba Soumaré, chef du service Presse et médias de la Sonatel.  Sans suite !

Cheikh Amidou Kane
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